L'académicien
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Le discours d'entrée à l'académie
C'est à la suite de Georges Vedel, Jean Cluzel et de Thierry de Montbrial que Michel Crozier s'est exprimé.

Tout d’abord, merci, Madame Bréchignac, de m’accueillir si aimablement dans cette maison que vous dirigez. J’ai passé toute ma carrière professionnelle sous la férule sympathique, presque familiale des bureaux du quai Anatole France et c’est une grande joie que la consécration de cette fin de carrière puisse s’effectuer, grâce à vous, dans la nouvelle maison dont la retraite m’avait éloigné et qui devient, ainsi, vraiment la mienne.
Monsieur le Secrétaire perpétuel, vous avez bien voulu rappeler ces années de compagnonnage que nous avons vécues ensemble, au Club Jean Moulin. Nous voulions régénérer, pourquoi pas, refonder la République. Cette expérience fut pour moi essentielle. Elle a éclairé toute la deuxième partie de ma vie active qui fut, au-delà de la recherche, celle d’un engagement civique. C’était naïf mais ce ne fut pas négligeable. Vous l’avez dit avec l’humour qui convenait.
Cher Thierry de Montbrial, permettez-moi de vous dire maintenant la joie et la reconnaissance que j’éprouve en vous écoutant faire l’éloge de mon œuvre scientifique et de tous mes efforts d’administration et de formation sans lesquels elle n’aurait pu être mise en œuvre. Vos paroles, bien sûr, sont flatteuses. Vous me jugez davantage sur l’intention et l’effort sur ce que j’aurais voulu réaliser plutôt que sur ce que j’ai réellement atteint. Mais vous avez bien senti ce qui était important dans cette passion de la recherche qui a été l’axe de ma vie professionnelle. Dans cette description si minutieusement intelligente de mon système que vous avez réussi à faire en si peu de mots, je retrouve tout un long passé de travail qui a été la trame de ma vie.
Monsieur le Doyen Vedel, cher maître et ami, permettez-moi de vous dire l’émotion que je ressens au moment où vous me remettez cette épée. Vous avez été mon guide spirituel, la personne qui m’était garante de la justesse de mes choix, non pas dans mon domaine mais plus profondément dans la dévotion à l’œuvre de connaissance et à l’œuvre d’ouverture de la Science à laquelle je me consacrais. Nul, mieux que vous, n’aurait pu m’aider à la porter avec l’assurance qu’imposent à la fois la tradition du bien public et l’enthousiasme de la découverte scientifique.

Cette épée que vous me remettez, Monsieur le Doyen, a quelques caractéristiques pour moi qui me la rendent plus chère encore que je ne pensais. D’abord elle est comme toutes les épées, très légère. Je viens de découvrir que c’était la lame qu’il me fallait, forgée spécialement pour ouvrir des pistes, non pour occuper le terrain.
Son histoire est singulière. C’est une épée modeste. Elle est de l’époque de l’expédition d’Egypte mais elle ne l’a pas accompagnée. Elle appartenait à un confrère que j’imagine resté au foyer pour continuer la grande refondation intellectuelle qui allait renouveler la France, il y a deux siècles. J’ose espérer qu’elle pourra être digne de la nouvelle refondation dont nous avons un si urgent besoin.
J’ai fait graver sur la garde non pas des symboles ésotériques mais trois mots volontairement trop simples et trop banals sui résument le sens de mon travail de tous les jours : écouter, comprendre, agir. Vous me pardonnerez d’en expliciter la signification pour le sociologue.

Ecouter ne veut pas dire accueillir des demandes claires mais se mettre à la place de la personne qui parle pour découvrir la raison de ce qui est pour elle important , comprendre en quoi elle a raison car elle a toujours raison si l’on sait trouver quel est son vrai problème. Beaucoup de critiques m’ont dit, à mes débuts, que mes interlocuteurs me mentaient ou se mentaient, jusqu’au jour où j’ai pu comprendre que ce n’était pas la vérité absolue que je cherchais mais la façon dont chacun orientait, à partir de ses pulsions, sa part dans l’aventure de la vie sociale. Dans un monde de plus en plus complexe et dans un pays comme la France où tout le monde se plaint de ne pas être écouté, l’écoute devient le point de départ de tout travail d’analyse sociale, d’analyse d’organisation ou de société. Pour écouter, il faut se mettre à la place de votre interlocuteur et accepter de travailler avec lui pour découvrir, non pas la vérité, mais sa vérité.
En passant par la vérité de chacun, on ne peut parvenir à une vérité générale mais on peut découvrir une autre vérité, la rationalité du jeu social entre les différentes parties. Personne n’est rationnel en soi. Chacun ne devient rationnel que par rapport à autrui. A partir de ce point de départ, on reconstruira l’ensemble du jeu et on pourra commencer à réfléchir à sa rationalité et aux moyens de l’améliorer.

C’est le sens du comprendreauquel s’attache le sociologue. Il ne s’agit ici ni de donner raison à l’un des partenaires ni s’imposer sa propre raison de détenteur du savoir mais, comme l’étymologie le suggère, de « prendre avec » tous les témoignages obtenus par l’écoute. Nous allons pouvoir aborder le réciproque et le relationnel grâce à l’interprétation desquels on va parvenir à une compréhension seconde du modèle de relations existant.

Enfin, le troisième mot: agir. Pourquoi agir ?
L’épée, pour le sociologue, n’est pas synonyme de conquête, je l’ai déjà dit. Mais l’action, il ne peut y renoncer. Car ce qu’il apporte a des conséquences et il faut qu’il en soit responsable. Que devient alors l’action pour lui ? C’est une action de restitution, d’association, de partage, de travail avec. En restituant tous les éléments de compréhension qu’il a recueillis, le sociologue va permettre aux acteurs d’en tirer parti. Ce sont eux qui vont, sinon changer leur propre jeu, mais commencer à transformer la réalité en utilisant la connaissance qu’on leur a apportée car ils vont devenir capables de l’utiliser.

Cette action d’écoute, de compréhension et de rencontre, je ne pouvais l’accomplir seul. J’ai voulu l’accomplir avec tous mes élèves, mes associés et amis qui ont bien voulu me suivre et qui ont créé avec moi le Centre de sociologie des organisations et le diplôme d’études approfondies de l’IEP de Paris. Je voudrais les remercier du fond du cœur pour cette aide qu’ils ont bien voulu apporter à l’œuvre commune. Cette fête que nous célébrons aujourd’hui est la leur. J’ai été le premier ouvreur de pistes et nous avons, maintenant, beaucoup de pistes nouvelles qui s’ouvrent avec eux.

J’ai la grande chance d’avoir auprès de moi, aujourd’hui, mon ami et compagnon de plus de trente ans, Erhard Friedberg , qui a accepté, il y a quelques années de prendre la responsabilité des institutions que j’avais créées. Il n’y a pas de plus grande joie professionnelle que de voir l’œuvre à laquelle on a consacré sa vie poursuivie. Je le remercie bien sincèrement d’avoir accepté de le faire et de s’être chargé de l’organisation de cette fête qu’il a assumée si bien.

Avant de terminer un mot encore. Quelqu’un, ce soir, nous manque cruellement, le confrère que nous regrettons tous, Alain Peyrefitte. C’est une grande peine pour moi de ne pouvoir dire à celui qui nous a quittés prématurément toute la dette qui est la mienne à son égard. Bien qu’issu d’un monde différent, il partageait la passion de la recherche qui était la mienne. Jamais je n’aurais pensé à l’Académie sans lui. Il a été celui qui m’a convaincu de poser ma candidature et l’a suivie avec une attention amicale qui ne s’est jamais démentie. Je pense à lui avec reconnaissance.