Témoignages
Apprendre d'un maître
L’œuvre scientifique de Michel Crozier restera une des références majeures de ce que l’on pourrait rétrospectivement appeler un âge d’or de la théorie des organisations en sciences sociales. Ses apports à la constitution d’un collectif de recherche durable autour d’un programme à long terme et d’une équipe soudée auront eux aussi profondément marqué le paysage institutionnel français et international.

J’aimerais ici témoigner d’une autre facette de ses talents multiples : le formateur de jeunes sociologues. Michel Crozier aura été un maître incomparable au sens d’un en charge d’apprentis. Avec le recul que donne les années, je ferai référence à un témoignage personnel, soit mon propre développement professionnel.

Avec Michel Bassand et Christian Lalive d’Épinay, qui étaient au début des années 1960 mes collègues assistants de sociologie à l’université de Genève, nous avions entrepris d’écrire un article sur des figures scientifiques émergentes de la sociologie française. Michel Crozier faisait partie de notre liste qui comprenait aussi et entre autres des noms comme celui d’Alain Touraine et celui de Jean-Daniel Reynaud.
Une des raisons de cette initiative tenait au fait que Christian, Michel et moi souhaitions faire carrière comme universitaires en Suisse, plus précisément à Genève où existait, chose rare en Europe francophone, une licence spécifique de sociologie. Un professeur spécialiste des politiques d’éducation, Roger Girod, y détenait la seule chaire. Nous pensions nécessaire d’en élargir les thématiques, notamment en lançant une recherche de sociologie du travail sur le secteur de la métallurgie genevoise. Nous espérions qu’à terme deux sinon trois nouveaux postes de professeur soient créés qui permettent de constituer un pôle de recherche plus étoffé. En outre ce qui se passait à Paris apportait à nos yeux un grand bol d’air frais par rapport aux deux ou trois personnalités intellectuelles – dont Georges Gurvitch - qui faisaient à l’époque référence en Suisse. Voir poindre en France de jeunes quadragénaires alliant la construction de théories à moyenne portée à la recherche empirique de grande qualité était un encouragement pour notre formation qui était nourrie par les travaux de sciences sociales développés aux Etats-Unis.
Je n’avais pas pu me déplacer pour rencontrer ces quadragénaires francophones. A leur retour de Paris, mes deux complices me signalèrent que Michel Crozier s’était montré intéressé par le recrutement d’un jeune chercheur étranger. Car il lançait un programme de recherche sur l’administration française, financé par des fonds publics et affecté au groupe qu’il était en train de constituer en matière de sociologie des organisations. Nous tirâmes à la courte paille qui aurait le droit voire le devoir au nom de notre projet genevois d’accepter l’offre de Michel Crozier. Le sort tomba sur moi. Cela convenait à mes deux amis : j’étais a priori le plus disponible car le plus jeune du trio, et eux étaient par ailleurs de jeunes mariés.
L’apprenti que j’étais se rendit donc rue Geoffroy Saint-Hilaire pour un entretien d’embauche. Mon intention était d’y faire un séjour d’environ 12 à 18 mois au plus, et cela même si le salaire offert était dérisoire par comparaison avec celui d’assistant à Genève. Au final je resterai à temps plein effectif environ 10 ans au Centre de Sociologie des Organisations.
D’emblée je fus rassuré sinon comblé. Michel Crozier se montra brillant et attentif à la fois. Il écoutait mais ne pontifiait pas, ce malgré une aura scientifique croissante au plan national et international. Il ne méprisait pas par principe les travaux américains en sciences sociales, bien au contraire. Il exprimait des volontés tranchées qui me convenaient : créer un véritable collectif de recherche, dérouler un programme de travaux à moyenne portée, intégrer des profils personnels très diversifiés, jouer hors les murs de la citadelle sorbonnarde, être présent sur la scène internationale, ne pas dédaigner les apports appliqués des acquis de la recherche. Jamais au cours des dix années qui vont suivre, l’apprenti devenu chercheur au CNRS ne sera déçu.
Par ailleurs, dès les premières semaines, les autres membres de l’équipe vont progressivement m’aider à combler ma profonde méconnaissance du milieu professionnel parisien. Ils m’en décrypteront les rites, les rapports de clientèle, les hiérarchies réelles en termes de statut social – élèves d’Ulm ou pas, etc – aussi bien que les clivages idéologiques – affinités avec le parti communiste ou pas, anciens du syndicalisme étudiant ou pas, etc.
Au sein du CSO le maître était présent et disponible. Il savait arrondir les angles s’il l’estimait nécessaire. Il recruta au démarrage des personnes ayant des profils diversifiés. Pierre Grémion, qui prendra ses fonctions en même temps que moi le 1er octobre 1964, avait fait des études de psychologie comme d’ailleurs Renaud Sainsaulieu. Jean-Pierre Worms était passé par l’Institut des Sciences Sociales du Travail. Catherine Schmidt était issue de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Jacques Lautman était un agrégé normalien de philosophie. Je découvrai avec étonnement que j’étais le seul ayant suivi un cursus complet de sociologie, Michel Crozier lui-même ayant été formé par HEC. Effet du hasard ou pas, dans les séminaires internes de l’équipe, je serai beaucoup sollicité pour présenter et commenter des livres de sociologie parus en anglais.
L’équipe faisait bloc autour du patron, unie par le fait de vivre hors les murs par rapport au triangle d’or de la Sorbonne, de l’Ecole Pratique des Hautes Études et du centre de sociologie que le CNRS possédait rue Cardinet. Ce sentiment d’exotisme nourrissait la solidarité entre ses membres et le défi de nous distinguer par notre différence, quitte à mes yeux de conduire parfois à adopter une posture scientifique un peu trop renfermée sur nous-mêmes. La pression au travail collectif qu’imprimait Michel Crozier restait forte, renforcée par la logique des contrats. En attendant de mener avec Jacques Lautman une enquête sur les services centraux du ministère du Travail et de l’Emploi, je donnai un coup de main à la vaste recherche prise en main par Pierre Grémion et Jean-Pierre Worms sur la création par les décrets de mars 1964 d’institutions administratives et de concertation au niveau régional.

Le maître m’aura beaucoup appris

Dans un premier temps, Le phénomène bureaucratique m’avait servi de livre de référence, avec néanmoins quelque retenue sur la partie quatre et son interprétation culturaliste, ne serait-ce que parce que comprendre et expliquer l’originalité française ne s’inscrivait pas dans mes perspectives à moyen terme.
De Michel Crozier j’ai retenu deux leçons majeures pour ce que je pensais être mon futur retour en Suisse : comment faire construire et faire tenir ensemble une équipe de recherche, mais aussi comment faire soi-même de la recherche. En particulier il me transmit ce que Howard Becker appellera plus tard les ficelles du métier.

Le maître se montrait exceptionnel laboureur de terrain aguerri par de longues années d’enquêtes multiples.

Il savait mener des interviews en profondeur, et ce tant avec des personnages « importants » - type préfet ou grand élu – qu’avec des exécutants plus anonymes. Il avançait ses questionnements en veillant à toujours renvoyer les discours, attitudes et opinions de ses interviewés à des narrations de situation concrètes et mettant en scène des interactions d’interdépendance du quotidien. Saisir comment et pourquoi de telles situations se dénouent qui peuvent être un problème ou un enjeu pour la personne interviewée est un savoir-faire croziérien exceptionnel. Une ficelle heuristique devint légendaire aux yeux de notre équipe : son utilisation raisonnée du silence comme intervieweur. Par ailleurs il attachait une grande importance à la qualité du procès-verbal d’une interview. Malgré l’apport d’une prise sténographique de notes d’interview, j’aurai passé de longs moments à retravailler des transcriptions de mes notes sous son regard attentif tant au détail de ce qui est transcrit qu’à la façon sur le terrain de guider le questionnement, d’entrer en profondeur, en particulier par l’usage heuristique du malentendu et de la répétition de la part de l’intervieweur.
La leçon la plus importante que distillait Michel Crozier, et qui importait dans les années 1960 qui voyaient triompher l’arrogance du behaviorisme aux Etats-Unis, était que la méthodologie en soi ne garantit pas à elle seule la rigueur et la plausibilité des interprétations de la réalité des dynamiques organisationnelles. Le travail inductif est une suite d’allers et de retours entre la collecte d’informations et leur interprétation analytique. Chaque interview ou chaque observation est en soi une opération de vérification et de génération d’hypothèses. Le sociologue avance en réajustant et en enrichissant sa compréhension de ce qu’il a sous la loupe à tout instant.

Michel Crozier savait aussi faire confiance et pousser ses chercheurs à prendre leur envol. Trois ans après mon arrivée, l’apprenti fut jugé assez acculturé et suffisamment formé pour prendre la responsabilité d’un projet. A 27 ans me voilà en charge d’un chantier sur une situation expérimentale intéressante par rapport à la thématique du modèle bureaucratique à la Crozier : la fusion en 1966 de deux ministères et de leurs administrations à la faveur de la création du ministère de l’Équipement. Il m’adjoignit d’ailleurs rapidement un nouvel apprenti de talent, Erhard Friedberg. Le programme durera plus de cinq années et accumulera au total plus de mille interviews en profondeur sans compter l’étude des parcours professionnels de plus de trois cents ingénieurs des Ponts et Chaussées. Le maître encourageait les publications de résultats, en particulier s’il sentait que ceux-ci soit corroboraient ses propres travaux antérieurs soit enrichissaient par des éclairages nouveaux sa vision de la France dominée par l’étatisme. Tel fut le cas du livre que je publiai au début des années 1970 sur la technocratie et le phénomène de grand corps de fonctionnaires. D’ailleurs en mai 1968, je rédigeai avec Michel Crozier un bulletin du club Jean Moulin proposant rien de moins que l’élimination en France du monopole de fabrication des élites que partage le binôme formé des Grandes Ecoles et des Grands Corps de l’Etat. Je trouvais cela amusant voire provocateur alors que mon co-auteur et maître y mettait toute sa conviction de réformateur civique.

D’une certaine manière j’étais parti en orbite pour demeurer au CSO pendant encore de longues années lorsqu’en 1968 je fus recruté comme chercheur statutaire par le CNRS. En même temps l’ancien apprenti tentait petit à petit d’imprimer sa marque et d’acquérir une identité propre, quitte à faire preuve d’audace par rapport à son maître et à la doxa ambiante. En 1966 déjà, et avec Jacques Lautman, je présentai au congrès mondial de sociologie d’Evian une communication qui suggérait d’explorer plus activement la question théorique des relations entre les organisations et leurs environnements, piste que je consoliderai au milieu des années 1970 à travers le concept de régulation croisée. Sa réception se heurta à ce que je considérai comme une relative indifférence de la part de l’équipe. J’envisagerai de plus en plus l’option de quitter cette équipe, mobilité que je considérais comme geste normal pour bâtir une carrière scientifique, alors que sur la place de Paris quitter un laboratoire pour en rejoindre un autre était souvent perçu par les sociologues du crû comme un événement de la micropolitique professionnelle et intellectuelle, quitter un patron étant même vécu par ce dernier comme un comportement inapproprié sinon une trahison. Or l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne m’offrait une chaire de sociologie. L’université de Californie à Berkeley et l’INSEAD de Fontainebleau aussi s’intéressaient à me voir rejoindre leur rangs. Enfin et surtout, scientifiquement j’ouvrais une piste nouvelle suite à un séjour d’un an aux Etats-Unis, l’analyse des politiques publiques.

Je me rendis compte que mon ancien maître vécut progressivement mes souhaits scientifiques et mes initiatives professionnelles sur un registre ambivalent : comme une forme de manque de respect sinon d’affection à son égard, en même temps que comme une manifestation du prestige de son laboratoire de recherche à en juger par les offres faites à ses apprentis par d’autres institutions scientifiques de bonne réputation
Cet épisode sera une dernière leçon apprise à son contact. Les sorties d’apprentissage ne sont pas des épisodes anodins, en particulier dans des contextes d’institution quasi totale animés par un chercheur charismatique et dans des univers dans lequel les régulations par les communautés professionnelles nationales demeurent faibles, ce qui aura été en France le cas en sciences sociales pendant de longues années. Il n’en reste pas moins que la figure de Michel Crozier comme maître demeurera une référence qui légitime ma reconnaissance tant professionnelle qu’humaine plus de quarante années plus tard.

Copyright Jean-Claude Thoenig - 2012


Jean-Claude Thoenig est né en Suisse. Il est directeur de recherche (ém.) au CNRS, (Dauphine Recherche en Management), Université de Paris-Dauphine, Paris Sciences et Lettres.

Les contributions de Jean-Claude Thoenig aux sciences sociales de l’action se situent principalement en sociologie des organisations et en sociologie politique.

Ses approches privilégient une perspective de régulation sociale : comment les contextes et les acteurs rendent compatibles des logiques d’action hétérogènes et des enjeux instables, ambivalents ou localistes. Ses travaux explorent deux volets : les entreprises, les affaires publiques.

Il a travaillé avec Michel Crozier au début de sa carrière comme chargé de recherche.