C’est seulement quelques années après mon recrutement par le CNRS en 1963 que j’ai rencontré Michel Crozier pour la première fois. Cette rencontre a eu lieu dans le cadre d’un cocktail donné par Paul Lazarsfeld dans le domicile parisien du Parc Monceau qu’il occupait grâce à l’hospitalité d’un ami diplomate alors en poste à Washington. Paul avait été invité à enseigner pour l’année à la Sorbonne à l’initiative de Jean Stoetzel.
Le jeune chercheur que j’étais fut impressionné de rencontrer Michel Crozier, qui était déjà l’un des quelques grands noms de la sociologie française, l’un des rares, pour être franc, à l’endroit de qui j’éprouvais une estime intellectuelle sans mélange. Je me souviens que Paul a été éberlué que le milieu sociologique parisien soit aussi fragmenté et que j’aie mis tant d’années à faire la connaissance de Crozier. Comme Crozier, j’avais le sentiment que la créativité des établissements américains d’enseignement supérieur s’expliquait pour partie par la différence entre la France et les Etats-Unis dans la circulation des hommes et des idées.
Dans les années qui suivirent, Michel m’invita à plusieurs reprises à présenter mes travaux dans le cadre des divers cycles d’enseignement qu’il a mis en place au cours du temps. J’ai toujours accepté ces invitations avec plaisir, car je partageais son souci de faire de la sociologie une discipline exigeante.
Entre temps, j’avais assisté à la soutenance de sa thèse sur
Le Phénomène bureaucratique. N’ayant pas connaissance du livre, je fus surtout surpris par le caractère un peu théâtral de l’intervention de certains membres du jury. Je retins seulement l’objection de Raymond Aron, qui reprocha à l’impétrant d’avoir extrapolé à partir de deux études de cas portant sur des organisations publiques à une sociologie de la France. Ultérieurement, je devais bien sûr lire ce livre, qui est devenu un classique de la sociologie française.
Aux Etats-Unis, on y a retenu l’affirmation d’une différence « culturelle » entre la société française, vouée à se réformer par à-coups sous l’empire de conjonctures de crise, et la société américaine, portée à résoudre ses problèmes par la discussion entre parties prenantes.
En France, on retint aussi la thèse que les Français ont davantage de mal à assumer les situations de face-à-face que les Américains, cela expliquant que le changement prenne facilement en France un caractère convulsionnaire.
Le livre de Crozier a rencontré une oreille attentive du côté des milieux politiques français. Alain Peyrefitte s’en est inspiré dans
Le Mal français. C’est des mains de Raymond Barre que Michel Crozier a reçu la cravate de commandeur de l’Ordre national du mérite. La cérémonie s’est déroulée sous une tente, en présence d’un public nombreux, attentif et diversifié, dans la cour de l’immeuble de la rue des Martyrs où Crozier avait à cette époque installé ses bureaux. Le ton et la teneur du discours de l’ancien Premier ministre ne laissaient aucun doute sur la sincère estime qu’il éprouvait à l’endroit de Crozier.
J’ai plusieurs fois eu l’occasion de constater qu’Alain Peyrefitte avait, lui aussi, une grande estime pour lui. Lorsqu’il me proposa de soutenir sa candidature à l’Académie des sciences morales et politiques à l’occasion de la vacance créée en 1999 dans la section de morale et sociologie par le décès du grand neurologue François Lhermitte, je lui ai immédiatement donné mon accord, qui me paraissait relever de l’évidence. Car à l’époque où la sociologie était considérée comme une discipline scientifique comme les autres, Crozier était certainement le sociologue français le plus connu et reconnu en dehors des frontières françaises. Il a été pendant plusieurs années le seul sociologue français à avoir été élu comme membre étranger à la prestigieuse
American Academy of Arts and Sciences.
Cette conjoncture intellectuelle devait durer jusqu’aux années 1970-80. Ensuite, est apparu en France un nouveau mouvement dans la vie des idées. Il dura une petite vingtaine d’années, ne fut jamais accepté par la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales, mais suscita dans cette communauté et surtout dans les media l’apparition de fans et de groupies, non seulement en France mais à l’étranger. Il fut qualifié ex post de
French theory. Internet lui consacre aujourd’hui plusieurs pages.
En simplifiant un peu, ce cycle s’est avant tout traduit par un retour en force de la rhétorique dans toutes les sciences humaines et sociales, dont la sociologie. Le problème pour les représentants de ce mouvement intellectuel n’était plus d’abord d’éclairer le réel, de rechercher le juste et le vrai, mais de s’assurer à tout prix une notoriété médiatique en proposant de l’inattendu et du nouveau.
Ils y réussirent d’autant mieux que la philosophie, la sociologie ou la psychologie rhétoriques caractéristiques de la
French theory ont été perçues dans certains milieux universitaires étrangers, en Angleterre et aux Etats-Unis notamment, comme un jamais vu porteur d’une véritable révolution. On avait enfin le droit de prendre à la lettre le fameux
anything goes de Feyerabend : de dire et d’écrire ce qu’on voulait, la seule règle étant de plaire et de toucher. Aujourd’hui, avec le recul, la lecture des auteurs relevant de cette mouvance évoque un merveilleux adage allemand :«
Papier ist geduldig ». En français : « le papier est patient ».
Je fus donc très heureux de l’élection de Michel Crozier à l’Académie des sciences morales et politiques. Non seulement elle reconnaissait un peu tardivement l’importance de son oeuvre, mais elle lançait une invitation à distinguer entre la sociologie sérieuse et la sociologie verbeuse.
Mon estime pour Michel Crozier provenait de ce qu’il avait, lui aussi, le souci d’affirmer la sociologie comme obéissant aux règles de toutes les disciplines scientifiques. Comme plusieurs de mes anciens étudiants pourraient en témoigner, j’ai souvent évoqué
Le Phénomène bureaucratique dans mes cours de Sorbonne, dans le dessein d’illustrer le point que la bonne sociologie se signale par sa capacité à modifier notre regard sur le réel dans le sens de l’objectivité.
J’avais en effet été séduit par l’explication que Crozier y propose des phénomènes de blocage caractérisant « Le Monopole », nom de code pour l’une des deux organisations étudiées dans son livre. « Le Monopole » était caractérisé par des conflits récurrents portant toujours sur les mêmes sujets et par une insatisfaction des acteurs concernés, pour certains en bas de l’échelle hiérarchique, mais pour d’autres en haut. Comment expliquer qu’une situation aussi peu satisfaisante se soit présentée comme vouée à perdurer ? Comment expliquer, pour évoquer un adjectif employé par Crozier dans un autre livre et qui devait faire fureur, que cette entreprise ait été à ce point « bloquée » ?
Son analyse a consisté à montrer que les règles présidant au fonctionnement du« Monopole » et ayant trait au recrutement du personnel, à la définition des fonctions dans l’entreprise et à divers autres paramètres, faisaient que ces conflits et ces tensions étaient inévitables, dès lors qu’on supposait les acteurs rationnels. Car ces paramètres entraînaient l’effet non voulu et indésirable que personne au sein de l’entreprise et dans son environnement n’avait à la fois la capacité et l’intérêt de4chercher à modifier les règles du jeu. L’analyse de Crozier est si précise qu’elle a pu être retraduite dans le langage de la théorie des jeux.
Cela me conduit à évoquer un autre point de convergence avec Crozier. Il m’est rapidement apparu comme l’un des sociologues français qui partait du principe, non seulement que les phénomènes sociaux sont les effets du comportement des acteurs, mais qu’il faut traiter ce comportement comme fondamentalement rationnel. Comme d’autres représentants de la sociologie des organisations, Michel a souvent insisté sur l’importance pour la sociologie de la notion forgée par Herbert Simon de rationalité limitée. J’ai toujours partagé ces principes avec lui. Si je peux me permettre d’évoquer ce point, mon Inégalité des chances était une tentative pour expliquer les données macroscopiques relatives à la mobilité sociale et aux relations entre niveau scolaire et mobilité en les analysant comme résultant de comportements obéissant à la rationalité limitée.
En dehors de ces points communs, il existe bien sûr entre nous quelques différences. Crozier s’est toujours senti à l’aise surtout dans le registre mésociologique, qu’illustrent ses analyses des deux entreprises du Phénomène bureaucratique. Et il m’a parfois donné le sentiment de conclure un peu vite du mésoau macro. Pour ma part, j’ai toujours été plutôt intrigué par les phénomènes macroscopiques. Eux aussi me paraissaient devoir être analysés comme résultant de comportements rationnels. J’avais l’impression que ce principe présidait aux analyses des Pères fondateurs, de Durkheim comme de Max Weber, et expliquait leur puissance. Je l’ai appliqué dans tous mes travaux.
Mais il m’est progressivement apparu que la conception de la rationalité de Herbert Simon est insuffisante dans la mesure où elle exclut que les croyances et les objectifs que se donnent les individus puissent être considérés comme rationnels. Pour Herbert Simon, «
Reason is fully instrumental. It cannot tell us where to go ; at best it can tell us how to get there » : seul le choix des moyens peut en toute clarté être qualifié de rationnel. J’ai alors proposé de concevoir la rationalité ordinaire comme de caractère cognitif plutôt qu’instrumental.
Ces questions, qui me paraissaient centrales pour le développement de la sociologie comme science, m’ont conduit à privilégier des considérations de caractère théorique, lesquelles n’étaient pas vraiment le premier souci de Crozier. Aussi me laissa-t-il parfois sentir avec un certain sourire qu’il me percevait un peu comme un philosophe impénitent et comme un normalien attardé.
Et puis la différence d’âge incompressible d’un peu plus de dix ans qui nous sépare a fait que nos relations ont toujours été étroites sur le plan intellectuel, mais un peu distantes sur le plan personnel. Ces différences n’ont toutefois jamais dégénéré en différends, ni eu aucune incidence sur l’estime que je porte et ai toujours portée à Michel. Car nous avons toujours été convaincus l’un et l’autre que la seule sociologie qui vaille est celle qui tente d’expliquer des phénomènes aussi soigneusement observés que possible comme les effets de comportements compréhensibles eu égard au contexte dans lequel ils se déploient.
Copyright Raymond Boudon - 30 octobre 2012