Témoignages
Un parcours de doctorant (1969-72)
Quarante ans après mon doctorat, je garde un souvenir intense de ce cheminement qui fut autant une aventure scientifique qu'une étape d'évolution personnelle. Quarante ans après, restent toujours présents dans mon esprit des souvenirs forts, des moments structurants qui, par touches successives, ont orienté ma vie professionnelle. Je suis convaincu qu'éprouver, dans les années 60 et 70, les thèmes du pouvoir et de la négociation, tant dans sa vie scientifique que personnelle, constituait une expérience profondément fondatrice.

EVIAN, SEPTEMBRE 1966

Je me souviens de mon premier contact, de ma première "rencontre" avec Michel Crozier. C'était au Congrès mondial de Sociologie d'Evian, en septembre 1966. Je venais d'être diplômé en droit en juillet, j'avais 23 ans, j'allais être nommé assistant en sociologie en octobre, et je me suis inscrit au Congrès : j'étais un novice des plus novices en sociologie. Un matin, assez tôt, sur le coup de 9h, je me trouvais dans le grand hall des tables de livres et de revues, encore désert, et je vois quelqu'un déposer des exemplaires de Sociologie du Travail. Je le reconnais à son sourire, ce sourire qui figure sur la photo d'auteur de la quatrième de couverture du Phénomène Bureaucratique, photo tranchant avec toutes les autres couvertures du Seuil n'offrant que des visages sérieux et sévères de doctes personnages. Nous avons échangé quelques mots. De ce moment, je garde le souvenir d'une personne chaleureuse et accueillante. Trois ans après, je me retrouvais au CSO.

SÉMINAIRE DOCTORAL

Je suis arrivé au CSO en novembre 1969. Et dès le début de mon séjour au Centre, j'ai immédiatement ressenti l'atmosphère de cette petite équipe de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, non pas seulement dynamique – le mot serait trop faible - mais surtout créatrice, effervescente. On avait le sentiment de trouver, de découvrir, d'avancer.
Et j'ai gardé trois grands souvenirs de ma première année de séminaire doctoral. Le tout premier concerne la manière originale dont Michel Crozier lançait les opérations. Je me souviens toujours nettement de la toute première séance, car il est parti aux Etats-Unis durant tout le premier semestre de 1970, passant le relais à Jean-Pierre Worms et Pierre Grémion. Du coup, ce que j'ai appris en novembre et décembre 1969, durant ces six ou sept semaines avant Noël, est resté gravé dans ma mémoire.

Crozier se donnait une seule séance, la toute première, ou peut-être les deux premières, pour nous faire comprendre son "modèle stratégique", et nous envoyer sur le terrain. A première vue, pensera-t-on, rien que de très banal : un directeur de thèse ne peut qu'exposer d'entrée de jeu ses principes d'analyse, son originalité théorique ! Mais en fait la démarche était très surprenante, décoiffante comme disent les jeunes aujourd'hui ! En effet, au même moment, je suivais quatre autres séminaires à l'Ecole Pratique. Ils se déroulaient suivant le modèle classique qui voyait le directeur analyser longuement la littérature, discuter articles et ouvrages, et réagir (parfois) sur les travaux des jeunes chercheurs. On y apprenait implicitement que l'important, c'était de construire un corps structuré d'hypothèses solides tirées de la littérature avant tout débarquement sur le terrain.
Avec Crozier, c'était tout autre chose. L'accent était mis sur la découverte des problèmes qui préoccupaient "concrètement" les gens dans leur travail quotidien, et qu'aucun article ne pourrait jamais révéler a priori. Pour nous, c'était un bouleversement total dans l'approche : la priorité radicale, c'était d'abord et avant tout le terrain.

Le second souvenir qui ressort de ces semaines avant Noël, ce sont les commentaires de Crozier en réaction à l'enquête d'un doctorant sur la création d'une Maison de jeunes dans une municipalité. C'est ce jour-là que j'ai vraiment compris la triade canonique "incertitude-pouvoir-routinisation" et que je suis devenu capable de passer de l'ouvrier d'entretien du Monopole à toute situation nouvelle. Je m'en souviendrai toujours et je le raconte encore aujourd'hui à mes étudiants. Si le maire propose de construire une Maison des Jeunes, c'est pour résoudre un problème : les jeunes traînent dans la rue, font du chahut, importunent les électeurs.
Avec une Maison de jeunes, il les amène dans un nouvel espace dont l'usage sera défini par des règles, dont le contenu et l'application seront négociés avec les animateurs et les éducateurs. Il "routinise" ainsi les jeunes : ils sont pris dans des règles qu'ils ont négociées en partie, contrepartie de l'implication négociée du maire. La jeunesse, insaisissable et incontrôlable à l'extérieur, est "routinisée" à l'intérieur d'un nouvel espace de relations précisées par un règlement.
Comme je l'ai dit plus haut, j'étais maintenant prêt à passer de l'ouvrier d'entretien aux médecins et malades à l'hôpital.

Crozier parti aux Etats-Unis, la relève fut donc assurée par Jean-Pierre Worms et Pierre Grémion. Ils réalisaient alors la grande enquête sur le système préfectoral. Et mon troisième souvenir est leur réaction sur mon travail de terrain à l'hôpital "Vendôme", lors de la dernière séance de juin.
Au printemps 1970, j'avais passé huit semaines dans un service hospitalier et surtout dans son unité de dialyse rénale. J'avais pu accéder à ce service via Jean-Claude Thoenig. Crozier m'avait dirigé vers lui : Thoenig connaissait un médecin avec lequel il avait parlé lors d'une réunion du Club Jean Moulin (dont les locaux étaient à l'étage en dessous du celui du CSO). Et au séminaire de juin, j'ai raconté l'aventure de la création de cette Unité rénale "Vendôme" portée par cinq médecins et une infirmière, leurs difficultés, leurs angoisses, leurs alliances, leurs conflits internes, le recours à un psychanalyste extérieur pour les aider à voir clair dans leurs relations avec les malades.
Je présente mon cas et je n'oublierai jamais les réactions de Worms et Grémion. Pendant mon exposé, ils s'entretenaient à voix basse, se commentaient mes données, et puis Worms a dit : "Ça, c'est du charisme wébérien", et Grémion a enchaîné sur le même thème. C'est clair : Worms et Grémion m'avaient offert une première possibilité de structuration de mes données. Elle me portera pendant quelques mois, et j'y reviendrai après la thèse. Au même moment, une doctorante chilienne de Crozier (son mari terminait sa thèse chez Alain Touraine) avait présenté au séminaire une analyse où elle évoquait la conceptualisation cosmopolitan/local de Gouldner.

COSMOPOLITAN/LOCAL

Durant les vacances d'été, j'ai travaillé ces questions du charisme et du cosmopolite/local, et je retrouve Crozier en septembre au CSO, après lui avoir envoyé une note de synthèse de toute la littérature existante alors sur cette hypothèse de Gouldner. Dans mon esprit, cela devait être un chapitre à venir pour la thèse. Pour Crozier, c'était un article quasi achevé. Il était enchanté par le papier. Et moi aussi : je sentais que j'avais réussi mon examen de passage après un an de séjour au CSO.
Était-il heureux que je renoue avec la pensée de Gouldner qui avait été importante pour sa propre thèse ? En tout cas, je me souviens qu'il était vraiment intéressé par la relecture que je proposais de la recherche de Haroun Jamous (Sociologie de la décision) sur la création du CHU, en 1958, par de Gaulle. Jamous avait entrepris une relecture critique du Phénomène Bureaucratique pour montrer qu'il fallait ajouter Karl Marx aux hypothèses weberiennes de Crozier, qu'il fallait montrer l'appartenance de classe des médecins innovateurs.
Cette critique du modèle crozérien à partir de Marx, je contribuais à la réduire (je l'ai encore mieux compris plus tard !) montrant que les médecins innovateurs étaient des cosmopolites justiciables d'une analyse organisationnelle, à condition de remonter cette dernière au niveau institutionnel, de traiter la profession comme une organisation.
Jamous m'avait alors dit, avec un grand sourire : "Votre analyse m'embête (sic) et je dois y réfléchir".
Crozier m'avait toutefois laissé voir une légère moue sur son visage, à propos de l'écriture de mon papier. Je me souviens qu'il avait dit quelque chose comme : "C'est une note de juriste" (avis d'expert, il avait un diplôme de droit). C'était comme une note d'arrêt, avec une argumentation souvent exégétique, avec un lourd appareil de notes subpaginales. Je me souviens d'une phrase du genre (ici, je la reconstruis) : "Il ne faut pas alourdir la preuve". Il est vrai que le style de Crozier est clair, fluide, limpide.
Et la note critique fut publiée quelques mois plus tard dans Sociologie du Travail, sous la houlette de Bernard Mottez que j'ai alors rencontré, et dont j'avais lu les travaux sur l'alcoolisme.

ET LA PSYCHANALYSE ?

Un autre grand souvenir thématique que j'ai gardé des années suivantes, 1971-1972, c'est la place de la psychanalyse dans l'interprétation des données empiriques. Est-il possible d'associer une sociologie stratégique avec l'inconscient ?
Pour moi, cela allait de soi que des éléments de psychanalyse devaient être articulés à l'interprétation sociologique. A l'époque, cette question n'était pas anecdotique. N'oublions pas que la psychanalyse jouissait alors d'un prestige exceptionnel. Et surtout, n'était-il pas essentiel de le faire pour aborder le champ médical où règnent les grandes angoisses des malades, pour ne pas dire celles des médecins ? N'oublions pas que "mes" cinq médecins avaient entrepris ce qu'on appellerait aujourd'hui une psychothérapie de groupe avec un psychanalyste et que deux d'entre eux étaient psychanalysés et me livraient leurs interprétations sur l'unité.
En fait, je me posais là une question difficile et je ne comprenais pas encore qu'à travers l'inconscient, j'abordais une question plus importante : quelle base macrosociologique (ou méso) donner aux stratégies, quel ancrage sociétal leur assurer ? Rappelons-nous que la grande littérature de l'époque, comme le structuralisme ou le marxisme, mettait alors l'accent sur ce niveau structurel (même le grand livre de Raymond Aron, ses 18 leçons, se situait aussi à ce niveau).

Ce que je veux faire apparaître dans les lignes qui suivent, c'était la manière dont pouvait se dérouler en 1971-1972 un échange scientifique, entre un jeune thésard, converti à l'idée stratégique, mais encore accroché à l'idée d'un ancrage sociétal, et un patron évoluant déjà vers d'autres possibilités d'explication.
Crozier avait alors compris, me semble-t-il, qu'il fallait appréhender le niveau méso avec des hypothèses nouvelles et il était en route vers une toute nouvelle approche (ce que Mendras appellera plus tard : régulation intermédiaire) qu'il conceptualisera progressivement avec La régulation croisée (co-écrite avec Jean-Claude Thoenig) et surtout avec les formulations de L'Acteur et du système (co-écrit avec Erhard Friedberg). Plus tard, Erhard aboutira à une forme beaucoup plus achevée avec ses régulations d'ordres locaux d'action organisée (Le pouvoir et la règle).

A l'époque, cette voie nouvelle n'était pas encore tracée (un bon témoin de l'état de la pensée stratégique en ces années est la brochure qu'Ehrard a rédigée en 70-71 sur l'analyse stratégique pour la revue Pour et que nous faisons aujourd'hui encore lire à nos étudiants à Liège). Et je me suis rendu compte plus tard que je ne pouvais entendre certaines des objections que Crozier devait certainement m'adresser, car je croyais, ou voulais croire, qu'il n'était pas défavorable à de telles idées. Mais il n'était pas friand de ce genre d'interprétation psychanalytique (avec le temps, je l'ai rejoint sur ce point, pour ce qui est de la sociologie), mais il m'avait laissé libre (et je reviendrai plus loin sur l'autonomie du chercheur au CSO).

Bref, sur cet enjeu fondamental de la structure intermédiaire, cela ne pouvait être entre nous qu'un débat implicite, cela ne pouvait être que ce que Fred Davis (que je rencontrerai plus tard à San Francisco) appelait : le dialogue silencieux. Je veux dire que je ne pouvais avancer que par bribes d'arguments, et que la discussion ne pouvait encore être menée explicitement et systématiquement. Et ces bribes s'appelaient : psychanalyse, culturalisme et Durkheim.
Un jour, Crozier et moi parlions de la toute première thèse qu'il avait dirigée peu auparavant. C'était celle d'André Lévy, intervenant psychanalyste, qui portait sur le changement dans un hôpital psychiatrique. La proximité avec mon terrain était des plus évidentes (et pour moi, c'était un fait important qui plaidait pour la recherche de convergences).
Lévy voyait la structure bureaucratique, et ses règles, comme des mécanismes de défense contre l'anxiété et tentait une synthèse avec la théorie du pouvoir et de l'incertitude. Bref, un rapprochement des idées de Michel Crozier avec celles de Mélanie Klein.
La lecture du livre m'avait impressionné par sa richesse clinique. Et la bibliographie de Lévy renvoyait à tous les travaux du Tavistock Institute sur les mécanismes sociaux de défense contre l'anxiété comme ceux d'Elliott Jaques ou d'Isabel Menzies, sans oublier le psychanalyste Michael Balint qui y avait écrit (en 1957) l'ouvrage princeps sur la négociation du diagnostic médical entre le médecin et son patient, ouvrage qui me légitimait fortement dans ma volonté de problématiser l'analyse stratégique de la relation thérapeutique.
Je me souviens de la réponse de Crozier : il faisait valoir que cette première direction de thèse avait été particulière car Lévy était venu le trouver avec un travail quasi terminé, et qu'il l'avait accepté pour son intérêt, sans trop interférer avec le cœur de ses explications. Crozier marquait donc sa distance.

CULTURALISME ET DURKHEIM

Ma seconde ligne d'argumentation était beaucoup plus solide, parce que plus sociologique. A mes yeux, l'inconscient pointait le bout du nez dans la fameuse Partie IV du Phénomène Bureaucratique, qui proposait une analyse culturaliste de la bureaucratie française. Et comme je comparais des unités rénales belges et françaises, je devais m'y confronter.
Superbe Partie IV, audacieuse, développant la peur française des relations de face à face. Pour moi, il n'y avait qu'un tout petit pas à faire pour rejoindre Lévy, et je n'hésitais pas à le faire pour m'appuyer sur sa théorie des mécanismes de défense contre l'anxiété afin de mieux comprendre la structure bureaucratique crozérienne.
De plus, je n'ignorais pas que cette explication culturaliste avait été élaborée dans ce département de Harvard, où se côtoyaient Parsons, des anthropologues et des psychanalystes (songeons à La personnalité de base de M. Dufrenne qui avait alors un certain succès en France) et certains de leurs travaux se retrouvaient dans la bibliographie du Phénomène Bureaucratique.
Ce que j'ignorais à l'époque, ou peut-être ne voulais pas savoir, c'est que Crozier était de moins en moins satisfait par cette explication culturaliste et qu'il ne s'y référait plus. Et pourtant, au séminaire des chercheurs du CSO, lors d'une séance consacrée à Graham Allison et à la crise de Cuba, et animée par Catherine Grémion (Jamous était présent), Crozier avait été interpelé sur la place qu'il accordait à son explication culturaliste. Ma mémoire a surtout gardé le souvenir de l'atmosphère qui entourait cette question : il y avait une insistance particulière mise par deux ou trois chercheurs dans la reprise de cette même question. C'est comme si on assiégeait Crozier. Il y avait un peu de tension comme lorsque l'on touche à quelque chose d'important. Et puis, il y avait la réponse réservée, ou évasive, de Crozier. Bref, apparaissait une nette distanciation de l'auteur à l'égard de sa Partie IV, et cela n'avait pas percolé dans mon esprit.

Toujours est-il que dans la continuité de mes efforts, je me souviens encore d'une conversation portant sur l'influence de Durkheim dans le Phénomène Bureaucratique. J'avais assisté au séminaire de Raymond Aron consacré cette année 1969-1970 à la macrosociologie (il nous avait notamment fait découvrir deux grands livres, The Lord and the Peasant de B. Moore et The sociological Tradition de Nisbet) et j'avais émis l'hypothèse qu'il y avait quelque chose de La Division du Travail social dans sa thèse : c'est parce qu'il y a une conscience collective, un culte de l'individu, que les contrats sont possibles; c'est parce qu'il a y une même attitude culturelle à l'égard des relations face-à-face et de l'autorité que ces stratégies-là sont possibles. Le souvenir que j'ai gardé de la réaction de Crozier est d'abord "physique" : je le vois toujours bondir sur sa chaise : "Durkheim !!! ". C'était une réaction d'agacement, que j'ai immédiatement ressentie comme telle. J'étais assez fier de ma perspicacité dans la recherche d'influences secrètes, mais j'ai aussi appris à réfléchir davantage avant de faire le malin. Et ce n'est que plus tard que j'ai interprété cette réaction comme un argument supplémentaire de sa distanciation d'avec sa Partie IV.

UNE DÉMONSTRATION STRICTEMENT STRATÉGIQUE

En fin de compte, je me suis limité, dans la version finale de ma thèse, en décembre 1972, à une approche strictement stratégique, ce qui lui a donné une plus grande force probante : la démonstration d'équilibres de stratégies au sein de deux types de structures hospitalières, horizontale et verticale. J'abandonnais toute tentative d'explication par la culture nationale. En effet, en procédant à une comparaison internationale (j'avais quatre cas : deux belges et deux français), mes données montraient que ces deux types de structure existaient dans chacun des deux pays, et qu'avant de faire jouer la variable macro-culturelle, et de céder trop rapidement à la tentation culturaliste, il fallait d'abord épuiser toutes les vertus du modèle stratégique. Et là, Crozier ne pouvait qu'être d'accord. Et moi avec lui.

UNITES HOSPITALIERES HORIZONTALES ET VERTICALES

Je sais que cette distinction de deux structures, horizontale et verticale, a beaucoup intéressé Crozier et qu'il l'a reprise dans sa théorisation de L'Acteur et le système écrit avec Erhard Friedberg. Il y consacrait quatre pages. Cela a alimenté sa propre réflexion, qu'il a approfondie en distinguant deux modes de gouvernement des hommes. Plus tard, il l'a évoquée à nouveau dans deux pages du Mal américain. Je ne pouvais qu'être flatté d'une telle reconnaissance.
Des années plus tard encore, dans un séminaire en Suisse, j'étais revenu sur mon étude de cas pour la prolonger par des réflexions inspirées par la philosophie politique (H. Arendt et J. Habermas). Je sentais bien, pendant mon exposé, que j'en décevais certains par ce type d'analyse. Je n'en étais pas très heureux. A ma grande surprise, Crozier m'a succédé en reprenant toute mon analyse, la représentant telle qu'elle devait être à ses yeux, et en la prolongeant encore avec ses réflexions stratégiques récentes.
Je découvrais une fois de plus que cette étude avait compté, parmi d'autres, pour sa réflexion. Mais j'ai surtout vécu cet épisode comme l'expérience d'une loyauté d'un patron à l'égard de ses chercheurs, par-delà les années. Lors de cette séance, il avait écarté mes développements de philosophie politique pour réaffirmer aux yeux des présents l'importance de ce cas empirique, dans sa version originaire et souligné sa pertinence sociologique.
A ce moment-là, j'ai mieux compris encore qu'une thèse est une aventure très personnelle, faite de liens singuliers de chacun des doctorants avec son patron, ces liens qui se tissent tout au long de l'épreuve, et qui font qu'aucune thèse n'est semblable à aucune autre, même dans la même écurie. Et qui faisaient que je pouvais, des années après, toujours compter sur lui.

UN LEADERSHIP LIBERAL

Les souvenirs qui précèdent soulignent son style de leadership doctoral. A mes yeux, il n'était pas un patron autoritaire, maniant les interdictions, du genre : n'allez pas dans telle direction. Tout au contraire. Je me souviens de mon premier projet de thèse qui devait porter sur le monde des généralistes :"Là, je ne puis vous aider. Par contre, si vous prenez le cadre hospitalier …". Deux ans plus tard, découvrant que le monde des unités rénales était aussi celui de la naissance d'une nouvelle spécialisation médicale, la néphrologie, j'étais tenté d'explorer la sociologie de la science : " Si vous voulez aller dans cette voie, écrivez à Jérusalem, à Joseph Ben David, il vous sera plus utile que moi".
S'il était assez "libéral" dans la direction de thèse (à titre de preuve encore, mes interrogations sur un rapprochement avec la psychanalyse), j'ai pu vérifier, par contre, qu'il en allait autrement pour ce qui était de la pureté de sa méthode stratégique. Là, c'était une main de fer dans un gant de velours. Il était intransigeant : la rigueur de l'analyse devait être maintenue. Les ajustements, les adaptations qu'il jugeait non conformes, n'étaient pas tolérés.

LA FONDATION FORD

Ceci m'amène tout naturellement au très grand soutien qu'il m'a accordé lors des difficultés financières que j'ai rencontrées dans les derniers mois de ma thèse. Parallèlement à la rédaction des dernières pages, ma bourse liégeoise était arrivée à terme, j'étais assez inquiet et je postulais un peu tous azimuts. Je me souviens d'une lettre reçue à l'automne 1972 dans laquelle il me conseillait de renoncer à multiplier les candidatures dans toutes les directions, pensant que tous ces efforts seraient contre-productifs. "Contre-productifs" : je me souviendrai toujours de ce mot, parce que c'était la première fois que je l'ai rencontré.
Le conseil était judicieux, car quelques mois plus tard, il m'annonçait qu'il avait obtenu de Peter de Janosi de la Fondation Ford un fellowship post-doctoral pour m'envoyer en septembre 1973 passer une année à l'Université de San Francisco, et rejoindre Anselm Strauss, Fred Davis, Lenny Schatzmann et Julius Roth (à l'U.C. Davis), ces interactionnistes de Chicago étudiant le champ médical, et dont j'avais commencé à travailler l'œuvre pendant ma thèse.

UNE AUSSI BELLE DETTE

Au terme de ces lignes, on ne s'étonnera pas que j'ai encouragé trois de mes jeunes chercheurs à aller approfondir leur parcours doctoral au CSO, auprès de Renaud Sainsaulieu, Erhard Friedberg et Benoît Bastard. Ils sont devenus professeurs à l'Université de Liège, et nous avons ainsi créé en Belgique francophone un solide pôle de recherche en analyse stratégique.

Il y a vingt-cinq ans, j'ai commencé la rédaction de mon livre La Négociation des Valeurs. Mon objectif était d'inscrire l'analyse stratégique crozérienne dans la grande tradition des pères fondateurs de la sociologie, à la suite de Machiavel, Montesquieu, Tocqueville, Weber et Aron.
Et plus tard je reprendrai avec passion, pour la revue SociologieS, mon interrogation sur les origines de cette puissante thématique du pouvoir et de la négociation, telle que Crozier l'avait construite. Et je découvrirai l'importance de Georges Friedmann et de ses "enfants" (Crozier, Mendras, Reynaud, Touraine, Tréanton et d'autres encore), le rôle capital de l'expérience américaine, son passage à la revue Esprit, et tant d'autres influences …
N'était-il pas alors évident que je propose à notre Université de conférer à Michel Crozier les insignes du doctorat honoris causa qui lui furent décernés en 1996 ?

Copyright Olgierd KUTY - 11 décembre 2012
Olgierd Kuty est né à Lodz en 1943. Issu d’une famille qui doit fuir la Pologne tombée sous le joug communiste en 1947, le jeune Olgierd se voit bien devenir « technicien » syndical, mais un leader lui fait comprendre que le syndicat n’a pas besoin de savants ! Il entreprend donc des études de droit à Liège. De par son expérience personnelle, il s’interroge très tôt sur les relations entre l’homme et la société et s’intéresse de près aux organisations syndicales. Il poursuit sa formation en France puis aux Etats-Unis.

"J’ai eu la chance de tomber sur Michel Crozier, dit-il. Cela a été une révélation, quelque chose de phénoménal: une sociologie de l’organisation, alors qu’on avait tendance à parler surtout des classes. A une époque où j’étais prêt à suivre les pistes tracées par Bourdieu, j’ai été séduit par Crozier et aussi par Touraine."

Docteur en droit et en sociologie (avec une thèse dirigée par Michel Crozier), il est nommé professeur à l’ULg et se spécialise dans la sociologie des organisations. Il a été professeur visiteur aux universités de Fribourg et de Paris I. Il a fondé et codirigé (2003-2007), avec Christian Thuderoz, la revue Négociations. La thématique de la négociation constitue chez O. Kuty un domaine de préoccupation transversal : spécialisé en sociologie des organisations, il a mené ses recherches dans le secteur hospitalier, judiciaire. Dernièrement, il a travaillé sur la régulation politique belge. Olgierd Kuty a été admis à l’éméritat en 2008 après quelque quarante ans d’enseignement et de recherches.