Témoignages
Michel Crozier comme référence
Voilà plus de quarante ans que j’enseigne la gestion à l’Ecole des mines de Paris, aux ingénieurs civils et aux fonctionnaires du Corps des mines, et je suis heureux de l’occasion qui m’est offerte de dire ce que je dois aux travaux de Michel Crozier et le plaisir que j’ai trouvé à le fréquenter.
Le phénomène bureaucratique est une lecture obligatoire pour tous mes élèves des deux catégories, et je témoigne sans hésiter que cette étude déjà ancienne n’a pas pris une ride. J’en recommande la lecture au cours des stages de longue durée qu’effectuent les étudiants au sein d’entreprises de toutes tailles, mais le plus souvent des grandes, et au sein d’administrations publiques variées. Leur réaction ne varie pas : « J’ai observé la plupart des phénomènes que Michel Crozier met en lumière, en particulier la manière dont chaque acteur et chaque catégorie homogène d’acteurs secrètent une carapace protectrice autour de leur espace de liberté, et les relations d’affrontement ou de sympathie qu’ils entretiennent avec leurs interlocuteurs. »

Cette confirmation de la justesse des analyses de Michel Crozier, souvent inattendues, contre-intuitives, est le résultat de son extrême attention aux réalités locales de la vie collective, et son indépendance par rapport aux idéologies dominantes dans le monde des sciences humaines. Au moment de la publication de cet ouvrage, il n’y avait, en première approximation, que deux écoles de pensée dans l’intelligentsia française : les catholiques et les marxistes. Le regard des chercheurs des deux bords sur les organisations était fortement déterminé par ce qu’ils avaient décidé de démontrer. Michel Crozier, par contraste, en bon naturaliste, a laissé la priorité aux messages du terrain.

Dans les années 60 où ce livre est paru, beaucoup de commentateurs ont interprété l’originalité de ces thèses par leur origine américaine. Il est vrai que ce livre, publié d’abord en anglais, a connu un spectaculaire succès aux USA. Mais je pense que ce succès s’explique moins par son caractère local que par son caractère universel dans l’espace, comme son inaltérable validité dans le temps s’explique par les traits permanents de la condition de l’homme en société qu’il met en lumière.
Par la suite, j’ai lu avec intérêt et profit les nombreux ouvrages que Michel Crozier a publiés, et j’ai retrouvé dans chacun d’eux le souci de la vérité des terrains et la hardiesse conceptuelle que j’avais admirés dans le premier.
Sur un plan plus personnel, j’ai eu l’occasion de collaborer avec lui, et j’ai là encore apprécié son aptitude à comprendre le point de vue d’ingénieur qui est le mien, assez différent du point de vue académique de la plupart des sociologues. C’est un esprit brillant, courageux et tolérant, et les sciences humaines ont reçu une grande richesse de son considérable travail.

Claude Riveline, professeur à MinesParisTech - 8-11-112
Claude Riveline est un professeur de gestion des organisations, né le 16 septembre 1936. Ingénieur de l'École polytechnique (X 1956), ingénieur du Corps des mines (1961), il a enseigné pendant toute sa carrière à l'École des mines de Paris, donnant sur la base de ses recherches un cours original de gestion des organisations aux ingénieurs civils et aux ingénieurs du Corps des mines.