Témoignages
Une lecture a-culturaliste du Phénomène Bureaucratique : chercher une clef de lecture pour la diversité de la réalité sociale.
Je ne surprendrai personne en disant que j'ai été un lecteur passionné de la thèse de Michel Crozier, publié sous le titre Le Phénomène bureaucratique. J’ai aimé la finesse et la richesse empirique des deux monographies dans les deux premières parties du livre. Elles m’ont fait comprendre au sens fort du terme la manière dont les comportements au travail sont façonnés par le contexte organisationnel qu’ils créent à leur tour. J’ai aimé aussi la vision que le livre donnait des être humains au travail : contraints, certes, par leur situation de travail, mais aussi l’utilisant et rusant avec elle dans leur recherche d’une maîtrise de leur situation de travail et des interdépendances qui en découlent, alors même que cette maîtrise leur échappe toujours partiellement. Et j’ai été fasciné par la nature systémique de la démonstration de l’interdépendance des conduites des acteurs et de la cohérence des construits relationnels que tous les participants contribuaient à produire, souvent à leur insu.

J’ai lu avec un intérêt plus grand encore la troisième partie qui esquisse le soubassement théorique du cadre d’analyse commun aux deux monographies. A y réfléchir rétrospectivement, j’ai été tout particulièrement sensible à deux éléments. Le premier est le thème de la marge de liberté des individus et son corollaire, la reconnaissance de leur intelligence pratique (leur rationalité limitée). Sans en mesurer à l'époque toute la portée théorique faute de culture organisationnelle ou plus généralement sociologique, j’étais en résonance personnelle profonde avec une analyse qui mettait en scène des acteurs qui, s’ils sont pris dans un réseau de dépendances mutuelles, ne sont jamais déterminés par elles, des acteurs qui restent actifs face à ce réseau qu’ils essaient de gérer au mieux de leurs moyens grâce à l’utilisation intuitive et souvent maladroite des marges de liberté qu’ils découvrent dans leurs situations. J’étais doublement sensible à son orientation « indéterministe » et anti-conditionnement social : elle était plus proche à la fois de mon expérience pratique et de mon envie d’action de jeune homme voulant faire de la politique, ce qui était une manière codée pour dire que je « voulais changer la société ». Quand je lui en ai parlé plus tard, Michel m'a toujours affirmé qu'il s'agissait d'un malentendu, et que cela se situait bien après son engagement de courte durée avec la revue de Jean Paul Sartre, Les Temps Modernes.

Pour moi, à l'époque, les analyses dans Le Phénomène Bureaucratique faisaient écho à la vision existentialiste du monde avec la quelle je me familiarisais au même moment, et notamment aux notions de « projet » et surtout de « mauvaise foi » autour desquelles s’articulait ma compréhension très rustique d'alors de l’existentialisme, qui ferait certainement sourire les puristes et les spécialiste. Pourtant, je n'étais pas seul dans ce malentendu. Quand en 1967 j'ai rejoint le Centre de Sociologie des Organisations, j'ai retrouvé dans la bouche des chercheurs du Centre d'alors ce vocabulaire et notamment le terme projet utilisé avec le terme stratégie, et des discussions forte autour de sa signification. Peut-être l'analyse de Michel était-elle ambiguë à ce sujet et se prêtait-elle à cette (mès)interprétation, et peut-être faut-il y voir une des raisons de son succès. L'ambiguïté du vocabulaire utilisé est encore bien présente dans le "petit livre rouge" de l'analyse sociologique des organisations que j'ai commis en 1972 et qui constituait une première tentative de formaliser l'approche de" l'analyse stratégique". Un chose me semble certaine, cette ambiguïté, par certains côtés heuristique,est certainement responsable de ce que nous avons appelé plus tard la dérive rationaliste et "intentionnaliste" de l'analyse stratégique et qu'on nous a reproché à tort.

Le second élément était le traitement du pouvoir dans Le Phénomène Bureaucratique qui était la contrepartie logique du thème de la liberté (limitée) des acteurs. Quelques quinze bonnes années avant que la conversion du Foucault de la Volonté de savoir ne rende ce thème enfin légitime aux yeux de l’intelligentsia française, Crozier offrait déjà une analyse du pouvoir qui lui donnait une place centrale dans l’étude des relations de travail et, partant, des rapports humains. Cela constituait une orientation théorique qui était peut-être dans l'air du temps des analyses organisationnelles d'alors, mais qui n'en était pas moins profondément innovatrice pour deux raisons au moins. D'une part, elle permettait de rompre définitivement avec les conformismes théoriques ambiants sur la domination en sociologie et en science politique. D'autre part, elle mettait à jour, instruisait et enrichissait en même temps la réflexion sur les complexités et les difficultés de l’action collective et du changement.

J’étais absolument séduit par cette vision « politique » des organisations qui regardait celles-ci non comme des machines, mais comme des petites sociétés. J’y trouvais une perspective d’analyse des rapports humains, de l’action collective et de la société qui me fournissait à la fois une clef de compréhension d’une grande généralité et un possible instrument d’action. En somme, elle conférait un intérêt et une signification politique à l’analyse des organisations : je comprenais qu’en m’intéressant aux organisations, je ne renonçais pas à réfléchir à la société et à sa transformation mais je précisais une telle réflexion en la rendant plus opératoire, plus maniable et plus concrète. Etudier les mécanismes organisationnels revenait à concentrer l'étude d'un ensemble de mécanismes qui tôt ou tard finissent par médiatiser l'action collective et sont responsables souvent de ce que celle-ci ne produit pas, pour dire le moins, les effets souhaités et attendus. En somme, les analyses de la troisième partie du livre, avec ses attendus indéterministes et avec ses notions de stratégie, de pouvoir et de règles du jeu, ont constitué pour moi, sans que je le sache alors, la trame d'un programme de travail.

Ce programme de travail m'a bien occupé. Je n'ai cessé d'en explorer et d'approfondir toutes les implications, en tentant notamment d'extraire la notion de stratégie des dérives rationalistes et intentionnalistes dont jai parlé plus haut et dans la création desquelles j'ai probablement et malheureusement contribué avec mon "petit livre rouge". Mais si ce programme de travail a pu m'occuper aussi longtemps, c'est qu'il était extraordinairement ouvert. Il ne m'a jamais enfermé. Il m'a conduit au contraire à explorer de manière concrète et opératoire les contextes sociaux les plus divers, à rester sensibles à leur spécificités et à la nécessité concomitante de les explorer empiriquement et de reconnaître la caractère limité et contextualisé de la connaissance ainsi produite. Parallèlement, il ne m'a jamais enfermé dans une doxa qui m'aurait empêché dd chercher le dialogue et l'échange avec d'autres approches, d'autres cardes théoriques. En somme j'avais trouvé, sans le savoir aussi nettement, une méthodologie de travail, ce que Pierre Grémion a appelé au colloque de Cerisy (avec une intention, me semble-t-il, légèrement péjorative) un "mode opératoire" me permettant à la fois de caractériser le fonctionnement de systèmes d'acteurs les plus divers, formalisés ou pas, et d'en comprendre le fonctionnement , voire d'en initier et de guider la transformation.

Toute autre était mon impression à la lecture de la quatrième partie, celle dans laquelle Crozier fait ressortir ce qu’il appelle les « harmoniques » entre les caractéristiques du phénomène bureaucratique à la française et les modes d’organisation observables dans d’autres secteurs de la société française. C’est ici qu’il s’interrogeait sur ce qu’il y a de spécifiquement français dans les fonctionnements observés. Qu'on me comprenne bien: je n’ai pas du tout rejeté cette partie. Je l’ai lu avec intérêt, curiosité et même un certain amusement. A l’autrichien fraîchement arrivé que j’étais, elle a appris beaucoup sur la société française et elle m’a fait mieux comprendre certains de mes étonnements de mes premières années françaises. J’étais aussi amusé et intrigué de voir l’énervement que cette partie pouvait à l’occasion provoquer chez des lecteurs français. J’en ai été témoin plus d’une fois (la notion de "communauté délinquante" empruntée à Jesse Pitts et utilisée pour caractériser la nature particulière des modes d'action collective "à la française" avait du mal a passer, notamment à Sciences Po). Et j'ai interprété cet énervement comme le signe que l’analyse visait juste et ciblait là où cela fait mal.
Mais à dire vrai, à aucun moment je n’ai réellement pris au sérieux cette partie. Je l’ai lue comme un essai brillant, assez traditionnel dans sa forme et surtout très critique sur les maux et les retards de la société française. Cet essai avait certes un lien avec ce qui précédait, mais ne me semblait ajouter rien de fondamental à l’intérêt et à la portée des parties précédentes (et surtout de la troisième partie). Ce n’est certainement pas d’elle que me semblait venir le sens des monographies et du cadre d’analyse proposé. En somme, j’ai lu la quatrième partie comme un livre autonome, un morceau de bravoure couronnant une thèse d’Etat, une essai certes brillant, mais aussi contestable comme toute spéculation sur les traits généraux d’une société, une spéculation de surcroît qui n’était nullement nécessaire pour le reste du livre, et somme toute assez convenue et classique dans sa méthode, sinon dans son contenu.

Pour être plus précis, je me rappelle même que l’autrichien que j’étais ne pouvait s’empêcher de ressentir comme une double gêne face à ce qui pouvait s’interpréter comme une tentative de « franciser » ou de « nationaliser » l’analyse d’un contexte de sens local, ou pour le dire de manière plus technique comme un passage injustifié d’un niveau d’analyse micro-sociologique à un niveau d’analyse macro-sociologique. C’était du reste le sens du reproche de Raymond Aron qui lors de la soutenance avait critiqué Crozier pour avoir généralisé abusivement à partir de deux cas seulement. Et même si à l’époque j’ignorai tout de cet incident de soutenance et de la réponse superbe que fit Crozier à son maître Aron (qui me fut rapportée comme :« il vaut mieux généraliser à partir de deux cas qu’à partir de rien du tout !), mon propre sentiment face à la quatrième partie n’était pas loin de la réflexion d'Aron. Car l’autrichien que j’étais voyait d’autant moins la nécessité de cette partie, que je n’avais eu aucun mal à transposer au contexte autrichien que je connaissais, les analyses que Crozier proposait dans la troisième partie. Et précisément cela me semblait marcher et éclairer les situations autrichiennes tout autant que françaises. Je ne voyais donc pas le besoin de ramener les spécificités françaises dans l'analyse. Au contraire, je ne pouvais me défaire de l'impression que cette partie du livre réintroduisait, tout en s'en défendant, un déterminisme culturel alors que justement l'attrait des analyses de la troisième partie était tout entier dans le thème de la liberté certes limitée, mais aussi irréductible des acteurs. En un mot, je ne savais que faire de ce thème, je n'en voyais pas la nécessité, voire en pressentais des dangers: je m'en méfiais instinctivement et de manière certainement pas très raisonnée.

Il faut dire que le thème de la culture n'a pas fait beaucoup d'adeptes au Centre de Sociologie des Organisations, avec toutefois une exception notable, celle de Renaud Sainsaulieu qui a fait de ce qu'il avait appelé l'apprentissage culturel au travail le thème central de son travail sociologique. Mais pour important qu'il était, son travail ne représentait pas un axe central des recherches menées au Centre. Et quand Michel Crozier et moi nous avons rédigé L'Acteur et le Système, nous avons certes consacré un chapitre à ce sujet, mais entre temps la culture s'était mu en "capacités cognitives et affectives, c'est-à-dire culturelles", capacités qui faisaient partie des "rationalités limitées" des individus.

Le "zèle anti-culturaliste" qu'à l'instar de Philippe d'Iribarne, on a parfois reproché au livre, devait certainement beaucoup aux expériences de formation que Michel et moi, chacun de son côté, avons pu accumuler en France et à l’étranger. Les formations en France ont poussé à laisser de côté l’enracinement du fonctionnement bureaucratique dans les traits de la culture française dont l’évocation aurait été de peu d’utilité pour des publics d'étudiants ou de cadres français, du secteur public ou privé. Elles nous ont au contraire poussé à mettre en évidence et à privilégier la présentation de la structure et des éléments constitutifs d’un mode de raisonnement qui était compréhensible par des auditoires français et qui leur permettait de voir autrement la réalité dans laquelle ils agissaient. Poursuivies en parallèle à une réflexion théorique et méthodologique au sein du Centre de Sociologie des Organisations, elles ont abouti à la rédaction d’un premier petit livre publié en 1972 qui présentait une première formalisation du raisonnement de l’analyse stratégique épuré de toute perspective culturaliste.
Les formations à l’étranger de leur côté ont fait découvrir la réceptivité de publics non français pour ce raisonnement, et leur capacité de l’appliquer dans leurs contextes sociétaux spécifiques. Loin de décrire une réalité strictement française et de paraître étranges aux Américains, aux Allemands, aux Italiens ou aux Autrichiens qui nous écoutaient, les analyses du monopole des Tabacs (le Monopole Industriel du Phénomène Bureaucratique) leur parlaient au contraire directement et provoquaient chez eux une profusion d’exemples dans lesquels ils appliquaient spontanément les éléments de raisonnement que nous avions illustré avec le cas des Tabacs. Au plus tard à ce moment là, il devenait clair pour nous que nous étions devant un raisonnement qui n’était pas limité à une application dans des contextes strictement français. Du coup, elles nous ont obligé à affronter autrement la question de la culture, et nous ont sensibilisé à l’enjeux théorique et méthodologique qu’il y avait à extraire le raisonnement stratégique de son encastrement (j’aurais presque envie d’écrire de sa gangue) culturaliste.

Mais il ne faut pas se méprendre : en prenant ses distances avec les facilités de la démarche culturaliste, L’Acteur et le système ne plaide certainement pas pour une analyse a-culturelle . Contre tout réductionnisme technico-économique, l’argument du livre était bien de mettre le fait culturel au centre de son analyse, dans la mesure même où le phénomène organisation, à savoir les mécanismes de jeu par lesquels est assurée la gestion de l’interdépendance stratégique des acteurs et l’intégration de leurs conduites stratégiques, sont interprétés comme des construits politiques, c’est-à-dire comme des faits culturels.

En somme, ce sont les trois premières parties de Le Phénomène Bureaucratique qui ont retenu toute mon attention. Je devais pressentir confusément ce que j'ai compris plus clairement plus tard, à savoir que c'est là la matière qu'il fallait approfondir, car c'est là que se trouvait formulés les éléments d'une méthodologie de recherche et une clef de lecture d’une grande généralité pour peu qu’on veuille l’utiliser non de manière mécanique, mais comme une heuristique pour la compréhension du fonctionnement des organisations, ou, comme je comprendrais plus tard, comme une perspective d’analyse de l’action collective dont les organisations formalisées ne seraient qu’une modalité particulière.
C'est cette clef de lecture qui m'intéressait, et c'est dans cette clef de lecture que réside toute la modernité et l'intérêt des analyses crozieriennes encore aujourd'hui.

Copyright Erhard Friedberg - Janvier 2013