Témoignages
Michel Crozier, traceur d'une voie nouvelle
J'ai rencontré Michel Crozier en 1975, lorsque j'ai eu la responsabilité de diriger le Centre de recherche en gestion créé à l'École polytechnique par Bertrand Collomb. Nous avions en charge, avec Michel Crozier, des enseignements nouveaux sur le management. Pour les polytechniciens de l'époque, la sociologie était étrange : ils avaient tôt fait de la qualifier de "baratin", ainsi que toutes les sciences humaines, parce qu'elle ne ressemblait pas assez aux mathématiques, dont ils se déclaraient pourtant saturés.

Il se trouve que j'ai transposé, dans le cadre d'un enseignement à une vingtaine d'élèves, une expérience étrange faite à l'École des mines et que nous avions appelée le "Jeu Peugeot". Nous avions proposé à des élèves de deuxième année de l'École des mines, pour les préparer à leurs travaux de terrain de troisième année, de revivre en une semaine des études réelles menées par des chercheurs du Centre de gestion scientifique (CGS). L'une d'entre elle, l'étude Peugeot, avait donné lieu à des épisodes très animés. Dans un premier temps, une petite équipe de deux élèves pilotés par deux enseignants, Hugues Molet et moi-même, avait donné une réponse parfaite à une question d'organisation posée par Peugeot, pour résoudre un problème endémique de capacité insuffisante d'expédition par train des voitures fabriquées à Sochaux. Après les chaudes félicitations de nos interlocuteurs chez Peugeot, nous leur avons proposé de les aider à mettre en œuvre le modèle. Ce fut le début d'une saga de trois ans, et d'une succession de problèmes et conflits, dont certains semblaient motivés par la plus condamnable mauvaise foi de la part de certains acteurs.

La rationalité du modèle avait-elle échoué à cause de l'irrationalité des acteurs ? C'est là que vient l'apport de l'expérience indiquée ci-dessus, dans laquelle nous avons proposé à des élèves de revivre en accéléré cette étude. Dans un premier temps, ils reconstituent le modèle à partir des informations qui leur sont données ; à la fin de cette phase, ils sont en extase. Dans une deuxième partie, il leur est distribué des rôles, correspondant aux principaux rôles dans l'étude réelle, et il leur est demandé de traiter en trois réunions les différents problèmes qui se posent. Très vite, ils s'affrontent, ont des comportements aussi "irrationnels" que les acteurs réels, et ils prennent exactement les mêmes décisions qui conduisent aux mêmes impasses.

On ne pouvait plus dire que l'irrationalité des acteurs s'opposait à la rationalité des modèles : qui peut-on trouver de plus rationnels que des élèves de l'École des mines ou de l'X frais émoulus des prépas scientifiques ? C'est alors qu'est entré en scène Michel Crozier, qui leur a donné ses clés d'interprétation du comportement des acteurs dans les organisations, la manière dont ils se ménagent des espaces de liberté et les relations de pouvoir qui s'établissent entre eux. Les élèves buvaient ses paroles. Après cette vivante étude de cas, il était confié aux élèves, par binômes, des vraies études sur des terrains divers. Nous les réunissions une fois par semaine pour faire le point et débattre des interprétations à donner à leurs aventures, et les grilles de lectures apportées par Michel Crozier et le CSO étaient toujours très éclairantes pour eux.

J'ai eu ensuite la responsabilité d'un DEA à Dauphine, dans lequel nous traitions de la rationalité des modèles face à la rationalité des acteurs. Je faisais lire des ouvrages de référence (Simon, March, Cyert & March, etc.) et bien sûr Le phénomène bureaucratique. Les lectures de ce dernier ouvrage ont toujours été, de très loin, les meilleures, les plus claires. Cela tient à la fois à la pertinence du propos et à son étonnante limpidité.

Après ces expériences, nous avons souvent collaboré, avec lui et avec les chercheurs du CSO, avec lesquels nous avons même créé en commun la revue Gérer et Comprendre en 1985.
J'ai ainsi été membre du comité de direction du CSO pendant quelques années, et j'ai mesuré avec émerveillement la passion, et le savoir-faire, que Michel Crozier mettait dans la défense de l'identité de son centre. J'ai été admiratif de l'énergie incroyable qu'il avait été capable de déployer quand une coupure brutale et imprévue d'une subvention de la DGRST (je crois) a menacé la survie à court terme de son équipe.
Michel Crozier était un vrai directeur de laboratoire, capable de défendre une voie nouvelle, et pour autant, il n'était pas de ceux qui voulaient ne voir qu'une tête parmi ses troupes. Il était certes exigeant, mais aussi tolérant, ce qui se mesure à la qualité et la variété des talents qu'il a su réunir autour de lui.

Michel Crozier est aussi un intellectuel d'un rare courage. Dans les années 1970, c'était, pour un sociologue, une idée folle d'aller dans les entreprises. Du côté des entreprises, les événements de 1968 avaient donné des sociologues une image de gauchistes, et accepter de leur ouvrir les portes était une idée presque saugrenue. Il a fallu de la patience, et aussi de la ruse, à Michel Crozier pour y arriver. Du côté des intellectuels, très largement imprégnés de marxisme, l'entreprise était le lieu de la domination et de l'exploitation. Aller dans l'entreprise pour un confrère sociologue, traiter avec elle, c'était alors comme pactiser avec le diable. D'où des propos violents à son égard de la part de personnes faisant autorité dans la sociologie et les sciences humaines et sociales.

Nous avons pu mesurer nous-mêmes, à l'École des mines et à l'École polytechnique, la difficulté d'entrer sur le terrain ou la vindicte des collègues qui nous pensaient engagés dans des voies de perdition. Et pourtant nous étions des ingénieurs, et c'était plus facile pour entrer dans les entreprises, et étions à l'abri d'institutions puissantes. Cela met en relief le courage et la détermination qu'il a fallu à Michel Crozier pour s'engager dans cette voie.

Les ouvrages de Michel Crozier et de ses chercheurs font aujourd'hui de son courant de recherche un courant connu mondialement. De nombreux disciples, qu'ils soient chercheurs ou élèves des différents cycles de formation mis en place, se réclament de lui et du courant de pensée dont il a été à l'origine.

Aujourd'hui, où l'on veut rationaliser toujours plus la gestion et l'évaluation de la recherche, les chercheurs sont poussés à suivre les voies toutes faites qui s'ouvrent à eux. Mais, à force de creuser le même sillon, ils finissent par le transformer en ornière. D'où l'importance de pouvoir compter périodiquement sur des personnes capables de tracer des voies nouvelles, quitte à bousculer les idées établies et à ferrailler avec les autorités savantes du moment. Michel Crozier est de ceux-là, et toute la communauté scientifique doit lui en être reconnaissante.


Copyright Michel Berry - Décembre 2012



Michel Berry est responsable et fondateur de l'École de Paris du management. Ingénieur général des Mines‚ il est directeur de recherche au CNRS. Il a dirigé le CRG (centre de recherche en gestion de l’École polytechnique de 1974 à 1991.
Michel Berry est responsable de la série Gérer & Comprendre des Annales des Mines et rédacteur en chef de La Gazette de la Société et des Techniques.