Témoignages
Michel Crozier - Le pouvoir d’une œuvre
Avant-propos

Michel Crozier va élaborer en quelques mois seulement une des œuvres probablement les plus importantes de son siècle dans le domaine de la sociologie. La soudaineté et la puissance de cette création expliqueront l’extraordinaire continuité de sa pensée. Si l'on veut le comprendre, comprendre ses choix, ses options intellectuelles et sa conception du rôle du sociologue, il faut donc remonter à ces années charnières 1955-1960, où de son aveu même, tout se cristallisa. C’est cette aventure de l’esprit d’une intensité rare que je tente ici de relater.

Pour illustrer la portée de son œuvre, j’évoquerais ici les trois apports majeurs qu’à mon sens, nous lui devons : d’abord sa lecture de la société française, ensuite sa découverte si fondamentale et si opérationnelle du lien qui existe entre incertitude et pouvoir, enfin son travail acharné pour bâtir une sociologie de l’action totalement nouvelle. Pour aider à mieux saisir l’ampleur de sa création, je livrerai aussi le paysage sociologique qu’il a rencontré et qu’il a reçu en plein visage lors de son premier contact avec le Monopole Industriel et qui fut, comme nous le savons, le point de départ de sa pensée. Ce paysage (1), je l’ai reconstitué et imaginé en me référant à toutes les données que l’on peut trouver dans son livre Le phénomène bureaucratique.

I. Une société qui se dévoile toute entière dans un simple atelier

C’était à Compiègne, dans l’un de ces obscurs ateliers de la Manufacture des Tabacs, que tout a commencé. Il n’y avait pour cette institution ni urgence ni enjeu. Qui pouvait donc s’intéresser à « cette caricature de l’Ancien Régime, paralysé par les règles bureaucratiques et les jalousies de caste(2) » ? Il eut l’intuition de profiter de cette indifférence générale pour réaliser la « belle enquête » qu’il attendait. Il souhaitait seulement appliquer les méthodes empiriques qu’il venait d’apprendre aux Etats-Unis, son travail précédent(3) lui ayant montré tout l’intérêt qu’il y avait à étudier l’effet organisationnel sur les attitudes et les comportements des personnels plutôt que d’en chercher la cause dans une problématique de conscience de classe comme s’évertuaient encore ses collègues à vouloir les analyser. Cette rencontre avec cet univers si figé et si mesquin, en apparence si éloigné des préoccupations(4) de son époque, allait produire une sociologie radicalement nouvelle. Mais avant qu’on en prenne véritablement conscience, l’opinion française éclairée et les universitaires américains allaient recevoir comme un choc ce que Michel Crozier dans son livre Le phénomène bureaucratique (1963) leur proposait d’entendre.

Qu’y avait-il dit dans cet ouvrage savant, de si singulier et de si étonnamment juste, qui toucha à ce point le public ?

Oser montrer la puissance d’un rêve

La puissance d’un rêve, voilà ce que Michel Crozier nous a donné à voir. Un rêve si profondément enraciné dans nos consciences et incarné dans nos mœurs qu’il ne pouvait être seulement celui d’une époque mais bien celui d’une civilisation toute entière. Ce rêve est toujours aujourd’hui le nôtre, encore plus fort, peut-être, même si nous ne parvenons jamais vraiment à l’exprimer car il nous faut pour cela vivre soudainement certaines situations et proclamer qu’on ne les supporte plus.
Dire à soi-même et aux autres qu’on en a assez de ces relations de pouvoir et de dépendance qui nous empêchent d’être nous-mêmes ; de ne pas faire ce que nous voulons faire ; de ne pas être libres, de dépendre toujours d’autrui, d’être à la merci du bon vouloir de son chef ou de ses clients, de devoir négocier et se battre constamment. Se dire qu’on en a assez de devoir subir les circonstances de la vie, de lutter pour sa carrière, pour le respect de son métier, de son travail. Regretter de ne pouvoir les vivre aussi noblement qu’on le voudrait.

C’est donc toujours le négatif qui se révèle en premier. C’est le cri de révolte et de rage de Jean-Jacques que nous faisons nôtre : « L’Homme est né libre, il est partout dans les fers. » Le rêve vient juste après, au moment où le songe commence. A quoi songeons-nous ? A une société où ces situations relationnelles n’existeraient plus. Les autres, les chefs, les collègues, les clients ne seraient plus un problème. Il y aurait comme une bienfaisante distance entre chacun. Suffisante du moins pour que l’on n'ait plus à souffrir autant de ce climat de tensions. Plus de stress au travail, chacun, dans ses rapports aux autres, connaîtrait les limites à ne jamais dépasser ; les pressions psychologiques, les chantages affectifs disparaîtraient d’eux-mêmes. On serait libre. On n’aurait plus à supporter les abus de pouvoir.

En publiant Le phénomène bureaucratique, Michel Crozier ne pensait certainement pas à toucher avec tant de force ses lecteurs, en France comme l’étranger. Il pensait ne livrer au grand public qu’un travail universitaire. L’ouvrage était sérieux. C’était il y a juste cinquante ans et des générations entières allaient s’y reconnaître parce qu’il osa nommer et décrire le rêve des français et leur montrer de manière si convaincante tous les moindres recoins de leur société où celui-ci était parvenu à se loger. Il leur énonçait en même temps et sans qu’ils en prennent ombrage, toutes ses limites et tous les dangers. Il en montra la puissance et désigna les lieux précis où celui-ci pouvait s’incarner jusqu’à la démesure : les bureaucraties.

Mais il alla plus loin. Non seulement, il nous alertait sur les risques que représentaient et les conséquences qu’entrainaient ce style si singulier d’adaptation au monde, mais il nous demandait de regarder avec lucidité ce que cet entêtement, à toujours vouloir préférer la rassurante tranquillité de l’autonomie personnelle aux incertitudes des échanges et de la coopération, comportait de dramatique pour notre société. L’enthousiasme de la jeunesse, l’euphorie qui s’installait dans toutes les entreprises et dans tous les foyers du pays du fait de son exceptionnel développement économique, en effet, ne pouvaient, selon lui, que se fracasser contre ces rigidités si puissantes et si tenaces qu’on continuait déjà à ne pas vouloir traiter5 .

Nos ambitions, nos peurs, tous nos réflexes et nos façons de penser et d’agir se trouvaient ainsi décrits dans ce livre6 et tout tenait en un seul point : la peur du face à face. Cette peur si tenace et si pérenne qui expliquait si bien notre tendance à nous replier sur de petits monopoles et à toujours préférer dans les rapports interpersonnels les situations d’évitement à la richesse de l’écoute sincère et de la coopération.

Il ne désignait et n’accusait personne, mais tous se reconnaissaient.

Il n’a jamais exigé de nous que nous abandonnions ce rêve. Il voulait simplement que nous cherchions à le réaliser un peu autrement. Ailleurs que dans le repli petit-bourgeois et le confort des positions acquises, que nous essayions de nous frotter un peu à la « société ouverte » ; que nous testions l’écoute, le dialogue ; que nous renoncions à ces arrogances et à ces prétentions si promptes à se manifester ; que nous donnions à nos ambitions des horizons plus larges ; que nous renoncions définitivement à cette illusion des ruptures et des lendemains radieux.

Il voulait cela pour tous les français. Il pensait que c’était non seulement possible mais aussi nécessaire. Le choc pétrolier d’abord, la transformation brutale du capitalisme mondial ensuite, feront que son message ne sera jamais écouté. On préféra séparer les français : surprotéger les uns, libérer l’appétit de conquête et d’enrichissement des autres, précariser outre mesure les plus démunis.

L’épanouissement personnel que l’on aurait pu trouver dans le travail à partir de réformes organisationnelles de bon sens et qui, en même temps, auraient pu installer dans nos entreprises une productivité saine et durable, on le chercha ailleurs, dans la prolifération des droits individuels, dans la libération continue des mœurs et dans l’encouragement au narcissisme. Il fallait bien répondre à ce rêve de liberté toujours à conquérir. Le rêve perdurait mais ce n’était plus tout à fait le même ; les relations devenaient un peu moins dures à vivre, on s’ouvrait davantage aux autres, on acceptait mieux les différences, mais les structures agissantes de la rigidité française et des inégalités croissantes demeuraient inchangées. Et le vieux rêve devint cauchemar lorsqu’il fut visible aux yeux de tous que la France se désindustrialisait.

La solitude de l’homme âgé provenait peut-être de cela. Il aimait son pays et en voulait sûrement un peu à ses élites qui préférèrent la facilité et la démagogie au courage.


II. L’audace d’explorer jusqu’aux sources du pouvoir

Pour parvenir à nous donner cette lecture si magnifiquement complète et juste de nous-mêmes, de notre société et de nos mœurs, il lui fallait une méthode. Comme elle n’existait pas, il fabriqua sa propre optique.

Entrons donc dans son « atelier », là où se fabriquèrent ses premières certitudes, et dans celui de La Manufacture des Tabacs car, nous le savons, c’est là que tout a vraiment commencé.

Tout ce qu’il observait, en effet, n’arrivait pas à entrer dans les cases des théories en usage. Les anciens concepts étaient sans consistance, ils n’enveloppaient jamais tous les plis d’une réalité qui pourtant se manifestait chaque jour avec plus d'évidence pour l’homme de terrain qu’il était. Il avait appris à questionner et à écouter les gens, savait recueillir des faits. C’étaient son métier et son talent, mais il demeurait désespérément seul devant les problèmes d’analyse qu’il soulevait.

Nous ne pouvons naturellement pas le suivre dans tous les tâtonnements qui durent être les siens. Essayons cependant, à partir de ses écrits et de ses rares confidences, notamment auprès de son ami Erhard Friedberg, d’imaginer ce que purent être ses premières impressions et ses premières déductions. Efforçons-nous de reconstituer les étapes clé du cheminement de sa pensée pour tenter de lever un peu le voile qui entoure encore la singularité d’une création si rapide et si exceptionnelle.

Le choc, l’émotion et la mise en perspective de deux univers antagonistes

A la question d’Erhard Friedberg : « Mais comment tout cela a-t-il commencé ? Qu’est-ce qui en vous a frappé en premier ? » , Michel nous livre une confidence(7): la dépendance. Les ouvrières qu’il interrogeait lui parlaient spontanément de cela, de cette situation de dépendance qu’elles vivaient, sans la formuler directement bien sûr mais en lui donnant de multiples exemples indirects. Elles exprimaient un malaise, une tension. Elles vivaient de toute évidence des relations difficiles et compliquées avec leurs collègues surtout, les ouvriers d’entretien des machines avec lesquels elles étaient en contact obligé pour régler une multitude de petits problèmes de fabrication.

Ce sentiment d’être en présence d’une situation où les problèmes de relations interpersonnelles ne sont jamais vraiment résolus, contrastait fortement avec la « tranquillité », disons, la sérénité qui semblait caractériser le climat humain des autres secteurs de l’usine, ou ailleurs, plus haut dans la hiérarchie. En effet, d’un côté vous aviez un univers de travail où régnait un certain détachement(8), de l’autre, vous étiez en présence d’un monde étonnement plus agité et conflictuel.

Assez rapidement Michel compris que ces ouvriers d’entretien détenaient un pouvoir considérable. C’était du reste connu de longue date par tout le monde et tous avaient de croustillantes anecdotes à fournir à ce propos. Mais ce qu’il découvrait, c’était que ce pouvoir semblait s’adresser dans ses manifestations les plus brutales qu’aux seules et malheureuses ouvrières de production. Celles dont précisément ces derniers n’avaient rien à redouter, compte tenu de leur position, de leur qualification, et de la très grande solidarité de groupe qu’ils démontraient à chaque occasion, dès lors que l’un d’entre eux pouvait être mis en cause pour une quelconque négligence.

Ils avaient du pouvoir mais d’où le tenaient-ils ? Qu’elle en était la source puisque rien dans le règlement intérieur - pourtant très détaillé - ne précisait qu’ils étaient investis d’une telle autorité ? Qu’est-ce qui les « autorisait » à être aussi méprisants et aussi directs avec ces ouvrières qui en souffraient, et, encore plus surprenant, avec certains jeunes chefs d’atelier qui eux, n’avaient pas encore complètement renoncé à s’intéresser à la bonne marche des machines ?

Michel observait une organisation formalisée et réglementée à l’extrême et qui cependant laissait impunément naître et prospérer en son sein des pouvoirs informels et clandestins. Cette juxtaposition - cette coexistence -, était-elle une exception ou formait-elle système ? Ces pouvoirs parallèles, comme il les nommera plus tard, ne sont-ils que l’autre face, la face cachée, mais ô combien nécessaire(9), de ce monde bureaucratique qu’il était en train progressivement de découvrir ?

Il y avait quelque chose d’exagéré, d'anormal dans le comportement de ces ouvriers. Visiblement ils en faisaient trop ! Cette « enflure de l’être » dont parle Sartre avec dégoût. Il me semble, c’est une hypothèse, que Michel ne devait pas trop les aimer ces petits seigneurs de l’industrie.

Il se mit donc à la place de ces ouvrières. Elles lui avaient fourni de nombreux éléments d’information et, dans les entretiens qu’il menait auprès de toutes les catégories de personnel, c’étaient elles sûrement les plus accueillantes et les plus ouvertes aux questions posées. Il entra donc en réelle empathie avec elles et se mit à réfléchir. Qu’est-ce qu’elles attendent de si important de la part de ces ajusteurs ? Et pourquoi ces derniers ne leur donnent-ils pas cela spontanément ?

L’attente d’une réponse. L’interminable attente d’une réponse et d’un comportement dont on ne sait jamais vraiment s'ils seront favorables ou particulièrement pénalisants au regard de la situation spécifique (les problèmes concrets) que l’on a obligatoirement à surmonter.

L’incertitude d’une réponse attendue ! Voilà le mot est lâché et le lien si fondamental entre incertitude et pouvoir commence à apparaître. Le pouvoir, c’est la capacité à contrôler une source d’incertitude pertinente, indispensable sinon cruciale pour les autres. C’est la capacité (ou la liberté) que l’on a à résoudre (ou non) un problème qui est clé pour autrui.

L’incertitude majeure à laquelle ces ouvrières sont confrontées, pour Michel, devient évidente. C’est tout simplement le temps que mettront les ajusteurs pour régler les problèmes de fonctionnement des machines. En effet, plus les arrêts sont longs, fréquents ou répétés, plus naturellement les ouvrières seront sollicitées. Elles ne peuvent pas sortir de cette situation, elles sont enfermées, piégées dans ce contexte « construit » d’incertitude.

Voilà une des plus belles révolutions épistémologiques du XXe siècle qui se produit là, dans ces ateliers et qui imposera désormais de porter un autre regard sur le fonctionnement des organisations et des systèmes. Tout cela parce qu’un homme décide sans trop y réfléchir de se mettre à la place de ces femmes ; parce qu’il les a écoutées, parce qu’il a pris le temps nécessaire pour bien s’approprier les problèmes très concrets auxquelles elles étaient confrontées ; parce qu’il a cherché à leur apporter d’abord une réponse à elles avant de théoriser ; parce qu’il s’est identifié à ceux qui éprouvent les effets du pouvoir et non à ceux qui l’exercent, il a été en mesure de trouver une définition opérationnelle de la source du pouvoir, une définition qui se présentera d’elle-même comme universelle.

Dès l’origine donc, et c’est mon hypothèse, il est fondamentalement en position d’intervenant et non pas seulement de sociologue détaché et neutre par rapport à son terrain. Et surtout, le fait tout à fait inhabituel pour l’époque d’aller demander aux personnes concernées si elles valident et se reconnaissent bien dans les faits qui leur sont présentés et dans les explications qui leur sont données, marquera à tout jamais sa démarche. Pour lui, la vérité d’une analyse se cherchera d’abord et toujours dans le regard de ceux qui la reçoivent.

Ce lien entre incertitude et pouvoir, comment expliquer qu’il ne fut auparavant jamais formulé ?

Ce lien qui nous paraît maintenant si banal, si évident, on le trouve pourtant à moitié exprimé dans toutes les sagesses et de toutes les époques. Il n’y a qu’à se rappeler, par exemple, la fameuse sentence du Cardinal de Retz : « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son désavantage » ou lire l’Homme de cour de Gracian Baltazar pour y trouver des maximes comme celle-ci : « l’homme qui en a compris un autre est en état de le dominer » , livre qui connut tout au long du XVIIe siècle un succès incroyable.

Je crois qu’il y a au moins trois raisons. La première, qui souligne encore davantage l’importance cette inversion épistémologique réalisée par Michel, est que ce dernier part non pas de ceux qui exercent le pouvoir, comme je le disais plus haut, mais de ceux qui l’éprouvent. Dans le premier cas, on ne s’intéresse qu’à habileté de celui qui exerce en situation le pouvoir, pour le développer encore davantage. Michel, lui, en s’attachant presque affectivement à ceux qui éprouvent le pouvoir, qui en subissent directement les effets, est instinctivement amené à en chercher la source. On cherche l’origine de ce qui fait mal, on ne cherche pas forcément la source de ce qui fait du bien, on en jouit tout simplement, on espère seulement que ça dure !

La deuxième explication, me semble-t-il, est que, depuis toujours, le pouvoir est resté attaché à des expériences sociales, des professions, depuis longtemps repérées, et qui, pour ainsi dire, se chargeaient elles-mêmes des apprentissages indispensables à procurer à leurs jeunes recrues. Les diplomates et les militaires s’enseignaient à eux-mêmes la stratégie ; les hommes de cour, je viens d’en parler, mais aussi les marchands, bref, tous ceux dont la position exigeait une bonne pratique du pouvoir. Ainsi, le pouvoir flottait au sein de la société et se retrouvait toujours encastré dans une expérience particulière, là où il semblait évident qu’il dût naturellement s’incarner. Personne n’éprouvait le besoin de faire le lien entre toutes ces occasions cloisonnées d’exercer le pouvoir. Le pouvoir restait attaché à un statut, une place, un rang où à un homme. Encore une fois, on ne théorisait sur le pouvoir que pour expliquer comment le conquérir ou pour l’exercer plus habilement encore. L’idée d’aller le regarder sous l’angle de ceux qui le subissent, n’était venue à personne.

La troisième raison me semble résulter du fait que Michel ne s’est pas contenté de sa belle formule « le pouvoir c’est le contrôle d’une source d’incertitude » . Elle se serait inévitablement perdue, égarée dans un de ces innombrables dictionnaires de citations et de bons mots. Non, il a eut l’intuition ou le génie d’introduire sa notion du pouvoir dans un raisonnement parfaitement structuré et global : l’Analyse Stratégique des Organisations. De mettre cette notion sous tension, en alerte, de la mettre constamment, oserais-je dire, en « conditions opérationnelles », susceptible d’être mobilisée à tout instant, dès lors qu’une sociologie, sa sociologie, se met au travail. C’est le raisonnement stratégique qui a en quelque sorte arraché cette idée-force du pouvoir de sa contingence et lui a donné ainsi sa valeur universelle. Sa valeur explicative universelle qui fait désormais que chacune des situations, de la plus quotidienne à la plus prestigieuse peut s’éclaircir et s’analyser. Du petit conflit au travail, aux luttes pour le pouvoir politique. Avec Michel, le pouvoir, en quelque sorte, s’est démocratisé.



III. La construction d’une nouvelle sociologie

On connaît la séquence(10) du raisonnement stratégique, elle est maintenant à la portée de tous : on prend un acteur, on cherche à identifier les problèmes concrets qu’il a à résoudre (ou à gérer), on regarde ses contraintes objectives, on cherche à cerner au plus près les ressources (atouts) dont il peut éventuellement disposer et à quelles conditions il peut les mobiliser effectivement ; on observe les relations de travail qu’il entretient (bonnes, mauvaises ou nulles) ; on revient alors aux problèmes identifiés dès le début. Si tout ce qu’on voit est cohérent et à du sens, alors on sait que l’on a retrouvé, reconstruit le comportement stratégique de l’acteur. On regarde cela évidemment en fonction des autres acteurs et on se pose la question : leurs comportements que j’observe, entrent-ils bien dans le jeu que je suis en train de découvrir peu à peu ? En effet, la structure d’un jeu stable entre acteurs se manifeste alors. Ce jeu, comme instrument d ‘analyse permettra de repérer les « gagnants » et les « perdants ». Les gagnants disposent forcément d’une source d’incertitude qu’ils contrôlent (ou maîtrisent), à nous in fine de la repérer et de la décrire de manière suffisamment réaliste pour pouvoir saisir immédiatement la logique (la stratégie ou rationalité limitée) déployée par l’acteur.

Plus que le pouvoir en lui-même, c’est le jeu comme fondement de la réalité humaine que Michel Crozier nous demande de voir. En cela, c’est une révolution paradigmatique. Plus besoin de chercher des explications incertaines ailleurs. Comprenons la structure d’un jeu pour mieux en apprécier les coups que nous observons. L’expression, « j’ai compris votre jeu » ce n’est que cela. Ce n’est que parce qu’on a suffisamment observé les comportements, les feintes ou les astuces des différents protagonistes en présence, que l’on est tous capables de remonter au jeu qui se joue.

La sociologie que Michel invente et perfectionnera avec son ami et complice Erhard Friedberg , c’est le regard simple que l’on porte sur la réalité humaine dès que les individus se regroupent de façon suffisamment stable, dès qu’apparaît au sein d’un groupe humain un quelconque enjeu d’importance. Et ce n’est que le groupe lui-même qui peut reconnaître si cette chose qui justement le divise ou l’organise en alliances, constitue véritablement un enjeu pour lui. Ce sont les acteurs et eux seuls qui hiérarchisent le niveau d’importance à accorder aux problèmes qu’ils vivent.

Cette vision de la réalité humaine et sociale conditionnera complètement l’approche choisie par Michel pour mener ses entretiens. Et c’est là aussi une petite révolution. On ne part avec aucune idée reçue, aucun objectif, aucun thème à explorer précisément. On ne laisse pas non plus l’interviewé totalement libre, on le « cadre » sans vraiment qu’il en prenne conscience, en l’amenant très progressivement à reconstituer pour lui-même d’abord, le raisonnement stratégique mentionné plus haut. On ne fait que le « relancer » s’il devait trop s’égarer. Ainsi, partant de son travail, de sa fonction dans l’entreprise, on le conduit à repenser aux problèmes concrets les plus importants qu’il a à résoudre, à retrouver ses contraintes et ses ressources ou points d’appui dans l’organisation. L’exercice est toujours passionnant pour l’interviewé qui repense à sa situation, à son jeu et à celui des autres, pour l’interviewer qui collecte de cette manière une quantité considérable et précieuse d’informations sur les acteurs eux-mêmes, bien sûr, mais également sur tout le contexte et l’environnement de la personne. En procédant de cette manière, on peut dire que c’est tous les jours et à chaque instant que se vérifie le bien fondé de cette sociologie. Le « bon entretien » pour les praticiens que nous sommes, est celui où la personne qui est devant nous, livre à son interlocuteur pratiquement tous les éléments d’analyse. C’est lui qui à partir de ce qu’il vit, éclaire le champ stratégique à l’intérieur duquel il se démène.

Le sociologue perçoit ainsi les incertitudes auxquelles sont confrontés les acteurs. Il en mesure le caractère plus ou moins « objectif » ou construit. Cette source d’incertitude est-elle liée à un aléa technique, à une information clé que l’on ne peut détenir, à des instabilités du système ou à la « mauvaise volonté » de quelqu’un d’autre ? Ainsi, pièce par pièce, on reconstitue le puzzle. Des sources du pouvoir apparaissent, on commence à comprendre comment l’organisation en profondeur se structure autour de ces zones.

Voilà ce que Michel Crozier avait besoin d’inventer comme méthode pour parvenir à ses fins d’analyse. On mesure toute la finesse de son travail et tout l’acharnement qu’il a du y mettre. Cette méthode qui nous paraît aujourd’hui si simple, Michel a voulu la diffuser. Elle appartient à tous désormais. Il importait de l’évoquer pour qu’un public plus large en prenne connaissance.

Notes
1. Pour mieux mesurer toute l’importance de l’élan créatif de Michel Crozier de lire juste cièdessous le récit-annexe où j’évoque à ma manière le climat humain si particulier qui régnait alors dans les ateliers de la Manufacture des Tabacs.
2. Michel Crozier Ma belle époque tome I de ses Mémoires 1947-1969 éditions Fayard
3. Centre des chèques postaux à Paris (1954)
4. D’un côté, l’élite technocratique s’intéressait en priorité au développement du pays, à la modernisation de son agriculture et de son commerce, à son électrification, de l’autre, l’intelligentsia ne se préoccupait que de repérer les grands mouvements de libération nationaux qu’ils attendaient de leurs vœux.
5. Relire de toute urgence son livre La société bloquée (1970) et son analyse des « événements de mai 1968
6. Le phénomène bureaucratique
7 Voir les vidéos de Michel sur le site « les Amis de Michel Crozier »
8. Les chefs d’atelier notamment semblaient pouvoir se désintéresser complètement de leurs ouvrières, les abandonnant au seul bon vouloir des ajusteurs mécaniciens qui réglaient et réparaient les machines.
9. Il tranchera en montrant la fonction clé de ces pouvoirs parallèles pour la régulation et les besoins d’adaptation du système bureaucratique. La rigidité de celui-ci l’obligeant en effet à allouer des zones d’arbitraire pour traiter des problèmes plus complexes ou imprévisibles ne pouvant pas naturellement faire l’objet d’un règlement ou d’un protocole d’intervention préalables.
10. Se reporter à l’ouvrage incontournable de Michel Crozier et de Erhard Friedberg, L’Acteur et le Système (1977 les éditions du Seuil), le raisonnement stratégique y est magnifiquement détaillé.




RECIT ANNEXE - Dans l’atelier de la manufacture

Ces simples ouvrières de province de cette France de l’après-guerre, anonymes, perdues dans cet immense corps d’Etat, allaient croiser par hasard l’écoute d’un homme qui saurait recueillir les paroles de leur révolte étouffée.



C’étaient des êtres d’émotion qui livraient pour la première fois tout ce qu’elles avaient dans le cœur. Cet homme avait su obtenir leur confiance, elles ne craignaient donc plus d’exprimer avec leurs mots les sentiments enfouis qu’elles éprouvaient depuis longtemps. Les organisations froides et impersonnelles auxquelles elles appartenaient les avaient oubliées. Elles ne les confiaient alors qu’à des règlements ancestraux et tatillons qu’elles estimaient justes et rationnels. Ne sachant pas qu’ainsi, elles les abandonnaient et les exposaient à ces petites violences quotidiennes du monde du travail. Mais ce monde-là, livré à ses seules forces et laissé trop longtemps sans contrôle, allait immanquablement rendre la vie quotidienne de ces agents de l’Etat insupportable. Ces salariées protégées par un statut très confortable, éprises de justice et de philosophie égalitaire, paradoxalement, découvraient l’arbitraire.

Très tôt elles avaient voulu devenir fonctionnaires comme leurs parents ou leurs frères ou leurs sœurs et jouir ainsi pleinement de la liberté qu’on leur promettait. Elles ne s’attendaient pas à vivre avec autant de contraintes les situations de dépendance que pourtant elles allaient rencontrer. Surtout, elles ne s’attendaient pas à ce que des hommes, des collègues, des prolétaires comme elles, des camarades, disaient-ils, sensés les soutenir dans leurs luttes syndicales, iraient jusqu’à se comporter aussi brutalement avec elles. Elles ne comprenaient pas cette agressivité soudaine vis-à-vis d’elles, même si elles observaient que celle-ci s’exerçait avec encore plus de violence à l’encontre de leurs chefs immédiats. Ces petits chefs toujours trop passifs, toujours en retrait, qui eux aussi les abandonnaient au bon vouloir de ces hommes qui réglaient jour après jour leurs machines. Ah ! Ces machines. Bien plus fragiles qu’on voulait bien le dire et qui rendaient certains jours la production si difficile à tenir ; une perversité dont on avait depuis longtemps oublié l’origine, avait voulu que chacune des ouvrières dépende en fait de ces caprices de la technique, une partie de leur paie étant liée en effet à leur production journalière.

Elles se sentaient toujours surveillées. On ne tolérait de leur part aucune remarque. Et lorsque que parfois, croyant bien agir, elles se permettaient des petites interventions, on les remettait tout de suite à leur place. Elles les connaissaient pourtant bien ces machines. C’était leur vie. Elles avaient des choses à dire.

Entres elles, les parlaient. Surtout de ces ajusteurs avec qui on avait toujours cette impression de « marcher sur des œufs ». Elles en avaient assez de se faire engueuler, comme ça, pour la moindre des choses. Elles en avaient assez que ces derniers les traitent comme des enfants, qu’on les juge brouillonnes et pas assez attentionnées. Et qu’elles ne se plaignent surtout pas des pannes ! C’était de leur faute, leur répétaient sans cesse ces ouvriers de maintenance, ces « seigneurs de l’atelier » comme on les appelait parfois, juste pour se moquer un peu. Elles s’occupaient mal de leur machine, ne cessaient-ils de dire. Elles savaient pourtant que ce n’était pas vrai. Qu’elles y mettaient du cœur. On leur racontait des histoires. Du genre, le papier, le tabac, c’est quelque chose de vivant. C’était l’humidité ou la température qui était responsable des arrêts de la production. Ou c’étaient les cartons d’emballage qui gonflaient et qui bloquaient les installations parce que bêtement elles avaient du laisser les stocks se détériorer à l’extérieur. Qu’elles fassent donc un peu attention à tous ces réglages si délicats et qu’on avait tant de mal à maintenir du fait de leur incompétence et de leur étourderie ! Qu’elles s’en tiennent à ce rôle de surveillance et de manutention qui est le leur ! Qu’elles n’oublient surtout pas qu’elles ne sont que de simples ouvrières. Qu’elles fassent leur boulot et qu’elles laissent les spécialistes s’occuper de la technique ! Eux, « ils avaient leur CAP » et c’était pour cela qu’ils ne dépendaient pas hiérarchiquement du chef d’atelier. Eux, ils étaient rattachés directement à Monsieur l’Ingénieur Technique. Ils en étaient fiers. Ce personnage que l’on disait autoritaire leur faisait confiance. Ils ne manquaient pas d’en fournir des exemples.

Elles parlaient donc entre elles de cette situation de dépendance constante vis-à-vis de leur propre ouvrier de maintenance. Car c’était bien « leur » ouvrier avec qui elles avaient à faire. On avait décidé « là-haut » de leur affecter toujours la même personne dans le secteur qui était le leur, même si quelque fois on leur demandait de changer de poste quand, ailleurs, il fallait donner un « coup de main ». Et pour une fois, le règlement était bien fait. On appliquait strictement la règle de l’ancienneté. C’était les filles les plus jeunes qui devaient bouger.

Il fallait donc vivre pour ainsi dire avec lui et savoir s’adapter. Il y avait des jours pourtant où il était plus gentil, d’autres, allez savoir pourquoi, où il s’emportait plus facilement. Lorsque leur chef, par exemple, et elles l’avaient souvent remarqué, quittait son bureau et venait dans l’atelier s’inquiéter parce qu’une machine était restée à l’arrêt trop longtemps, il bougonnait et suffisamment fort pour tous l’entendent. De quoi il se mêle-t-il celui-là ?

Et elles parlaient de ces hommes. Elles ne connaissaient pas le mot machiste mais en éprouvaient tous les jours les effets. Elles ne savaient pas si c’était juste le fait d’être femme dans ce milieu masculin de la production qui les exposait à tant de mépris. On racontait des histoires sur des couples qui s’étaient formés ou sur des aventures amoureuses sans lendemain. Elles avaient vu en passant dans le grand atelier mécanique où s’entassaient en désordre des pièces à ajuster et des machines à réparer, dans ce sanctuaire exclusivement réservé aux hommes et d’une saleté repoussante, accrochées aux murs des photographies de femmes nues. Et puis il avait aussi ces calendriers publicitaires que certains fournisseurs leur apportaient chaque année. Il y en avait partout et on laissait faire. C’était donc cela les hommes. Il leur fallait travailler tous les jours en présence de ces images. Est-ce uniquement comme cela qu’ils considéraient les femmes, comme des objets de désir ? Elles avaient fini par le croire au fond d’elles-mêmes. Il fallait s’habituer à cet univers qui mettait en scène la grande virilité des hommes. Et ça les arrangeait un peu de penser que c’était un fait, que c’était dans la nature des choses. Leurs propres maris, les jours de paie quand ils rentraient tard du café, n’étaient-ils pas ces jours-là un peu plus brutaux que d’habitude ? Il fallait en prendre le parti. Apprendre à imposer leur dignité de femme en dépit de la présence quotidienne et si pesante de ces hommes. D’autres avant elles l’avaient fait.

De tout cela, elles en avaient une vague conscience. Elles affrontaient un monde qu’elles ne comprenaient qu’à moitié. La Manufacture, ce n’était pas rien. Pourquoi dans l’atelier c’était toujours si difficile ?

Une fois Monsieur le Directeur était venu leur parler. C’était à propos des cigarettes américaines, et même les commerciaux étaient là. Il parlait de l’esprit maison, comme il disait, et répétait qu’il fallait qu’elles soient prêtes pour ces nouvelles fabrications. Il disait : c’est l’avenir mais qu’il ne se fait pas de souci car à la Manufacture chacun sait ce qu’il doit faire et que c’est cela qui comptait. » A la fin de son discours, il parla de « rapports humains », et dit qu’ici on respectait le travail des gens ; que les règles étaient claires ; que l’on avait rien à craindre, ni pour elles, ni pour l’entreprise.

Elles n’ont pas tout compris ; elles sont revenues dans l’atelier. Est-ce parce qu’elles avaient un peu bu ce jour-là, elles se sentaient plus tristes que d’habitude. Elles étaient fatiguées, juste fatiguées. Et personne n’était là pour les écouter. Elles ne pouvaient que s’indigner en silence.

Copyright Roland Lussey (Sociologue consultant) - Juin 2013
Roland Lussey est né à Paris en 1947. Economiste de formation, il dirige plusieurs années l’entreprise familiale. Puis ce fut sa rencontre et sa collaboration avec Michel Crozier en 1975 à Sciences po d’abord, au Centre de Sociologie des Organisations ensuite où il se lia d’amitié avec Erhard Friedberg.

Il se spécialise rapidement dans le conseil auprès des entreprises et s’intéresse plus particulièrement aux problèmes d’industrie, de technologies et de R&D. Il utilise son expérience de sociologue pour détecter les capacités stratégiques des entreprises, les faire émerger et se développer.

Les dernières années de sa vie professionnelle, il les consacra à encadrer et à former les jeunes consultants à travers les nombreuses interventions qu’il menait au sein d’un grand cabinet de conseil international.

Aujourd’hui il partage sa vie entre ses activités de conseil auprès des dirigeants à Paris et sa maison dans le Gers.